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Khachiev, Akaïeva, Issaïeva, Youssoupova & Bazaïeva c. Russie

Ajouté par on Thursday, 24 February 2005.    883 views Aucun commentaire
Khachiev, Akaïeva, Issaïeva, Youssoupova & Bazaïeva c. Russie

Le cas de la CEDH du Khachiev, Akaïeva, Issaïeva, Youssoupova & Bazaïeva c. Russie.

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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME

088
24.2.2005

Communiqué du Greffier

ARRÊTS DE CHAMBRE CONCERNANT SIX REQUÊTES DIRIGÉES CONTRE LA RUSSIE

La Cour européenne des Droits de l’Homme (Section I) a communiqué aujourd’hui par écrit trois arrêts séparés[1] dans les affaires Khachiev et Akaïeva c. Russie (requêtes nos 57942/00 et 57945/00), Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva c. Russie (nos 57947/00, 57948/00 et 57949/00), et Issaïeva c. Russie (n° 57950/00). La Cour conclut :

en l’affaire Khachiev et Akaïeva

par six voix contre une, que l’exception préliminaire du Gouvernement est dépourvue de fondement ;

à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des Droits de l’Homme relativement au décès des proches des requérants ;

à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention à raison de la non-réalisation par les autorités d’une enquête adéquate et effective sur les circonstances du décès des proches des requérants ;

à l’unanimité, qu’il n’y n’a pas eu violation de l’article 3 (interdiction de la torture) de la Convention relativement à l’allégation de non-protection des proches des requérants contre la torture ;

à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à raison de la non-réalisation par les autorités d’une enquête adéquate et effective sur les allégations de torture ;

par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) de la Convention.

En application de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour, à l’unanimité, alloue 15 000 euros (EUR) au premier requérant et 20 000 EUR à la seconde requérante pour dommage moral, et octroie aux intéressés 10 927 EUR pour frais et dépens.

en l’affaire Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva

à l’unanimité,

que l’exception préliminaire du Gouvernement est dépourvue de fondement ;

qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention relativement à l’obligation qui incombait à l’Etat défendeur de protéger la vie des trois requérantes et des deux enfants de la première requérante ;

qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention à raison de la non-réalisation par les autorités d’une enquête adéquate et effective sur les circonstances de l’attaque du 29 octobre 1999 ;

qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 3 de la Convention ;

qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 (protection de la propriété) à l’égard de la troisième requérante ;

qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention.

En application de l’article 41 de la Convention, la Cour, à l’unanimité, alloue 12 000 EUR à la troisième requérante pour dommage matériel, 25 000 EUR à la première requérante, 15 000 EUR à la deuxième requérante et 5 000 EUR à la troisième requérante pour dommage moral, et octroie aux intéressées 10 926 EUR pour frais et dépens.

en l’affaire Zara Issaïeva

à l’unanimité, que l’exception préliminaire du Gouvernement est dépourvue de fondement ;

à l’unanimité qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention relativement à l’obligation qui incombait à l’Etat de protéger la vie de la requérante, de son fils et de ses trois nièces ;

à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention à raison de la non-réalisation par les autorités d’une enquête effective;

par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention.

En application de l’article 41 de la Convention, la Cour, à l’unanimité, alloue à l’intéressée 18 710 EUR pour dommage matériel, 25 000 EUR pour dommage moral, ainsi que 10 926 EUR pour frais et dépens.

1. Principaux faits

Magomed Khachiev et Rosa Akaïeva, nés respectivement en 1942 et 1955, résidaient à l’époque des faits à Grozny (Tchétchénie). Ils dénoncent les exécutions extrajudiciaires de leurs proches par des soldats de l’armée russe à Grozny à la fin du mois de janvier 2000. Les corps du frère et de la sœur de M. Khachiev ainsi que ceux de deux fils de celle-ci et du frère de Mme Akaïeva furent retrouvés criblés de balles. Une enquête pénale, ouverte en mai 2000, fut suspendue et reprise plusieurs fois, mais l’identité des coupables ne fut jamais établie. En 2003, une juridiction civile en Ingouchie ordonna au ministère de la Défense de verser des dommages-intérêts à M. Khachiev relativement au décès de ses proches par des militaires non identifiés.

Medka Issaïeva, Zina Youssoupova et Libkan Bazaïeva, nées respectivement en 1953, 1955 et 1949, résidèrent à Grozny jusqu’en 1999. Elles allèguent que, le 29 octobre 1999, des avions militaires russes bombardèrent sans discernement des civils qui fuyaient Grozny. Lors du bombardement, Mme Issaïeva fut blessée, ses deux enfants et sa belle-fille furent tués, Mme Youssoupova fut blessée et le véhicule de Mme Bazaïeva fut détruit avec tous les biens de la famille qui se trouvaient à l’intérieur. Une enquête pénale sur l’incident, qui confirma la version des faits donnée par les requérantes, fut suspendue et reprise plusieurs fois. Finalement, elle fit l’objet d’une décision de clôture en 2004, au motif que les actions des pilotes avaient été légitimes et proportionnées dans les circonstances car ils avaient été attaqués depuis le sol.

Zara Issaïeva, née en 1954, vécut à Katyr-Yourt (Tchétchénie) jusqu’en 2000. Elle soutient que son village de Katyr-Yourt fut bombardé sans discernement le 4 février 2000. Lors de ce bombardement, son fils et ses trois nièces furent tués. Une enquête pénale, ouverte en septembre 2000, confirma la version des faits donnée par la requérante mais il y fut mis fin en 2002. En effet, les actions des militaires furent jugées légitimes dans les circonstances étant donné qu’un groupe important de combattants illégaux occupaient alors le village et refusaient de se rendre.

2. Procédure et composition de la Cour

Les requêtes Khachiev c. Russie et Akaïeva c. Russie ont été introduites devant la Cour européenne des Droits de l’Homme respectivement le 25 mai et le 20 avril 2000. Les requêtes Issaïeva c. Russie, Youssoupova c. Russie et Bazaïeva c. Russie ont été introduites devant la Cour respectivement le 25, le 27 et le 26 avril 2000, et la requête Zara Issaïeva c. Russie le 27 avril 2000. Elles ont toutes été déclarées recevables le 19 décembre 2002. Une audience a eu lieu le 14 octobre 2004 au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg.

L’arrêt a été rendu par une chambre de 7 juges composée de :

Christos Rozakis (Grec), président,
Peer Lorenzen (Danois),
Giovanni Bonello (Maltais),
Françoise Tulkens (Belge),
Nina Vajić (Croate),
Anatoli Kovler (Russe),
Vladimiro Zagrebelsky (Italien), juges,

ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section.

3. Résumé des arrêts[2]

Griefs

M. Khachiev et Mme Akaïeva soutiennent que leurs proches ont été torturés et assassinés par des membres de l’armée russe et que l’enquête menée sur ces décès était dénuée d’effectivité. Ils se plaignent en outre de n’avoir disposé d’aucun recours effectif au niveau national. Ils invoquent l’article 2 (droit à la vie), l’article 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants) et l’article 13 (droit à un recours effectif) de la Convention européenne des Droits de l’Homme.

Mme Issaïeva, Mme Youssoupova et Mme Bazaïeva allèguent la violation de leur droit à la vie et de celui de leurs proches ainsi que leur droit à la protection contre des traitements inhumains ou dégradants. Mme Bazaïeva soutient également que la destruction de ses voitures contenant les possessions de sa famille a porté atteinte à ses droits de propriété. En outre, les requérantes allèguent que l’enquête entreprise a été ineffective et se plaignent de n’avoir disposé d’aucun recours effectif au niveau national. Elles invoquent les articles 2, 3 et 13 de la Convention ainsi que (quant à Mme Bazaïeva) l’article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété).

Zara Issaïeva affirme que le droit à la vie de ses proches a été violé et que l’enquête sur leur décès a été ineffective, et se plaint de n’avoir disposé d’aucun recours effectif. Elle invoque les articles 2 et 13.

Décision de la Cour

Sur l’exception préliminaire du Gouvernement dans les trois affaires (épuisement des voies de recours internes)

Le Gouvernement soutient que le droit russe offre deux voies de recours aux victimes d’actes infractionnels ou illégaux imputables à l’Etat ou à ses agents : la voie civile et la voie pénale.

En ce qui concerne la voie civile, il évoque deux modalités distinctes : un recours à la Cour suprême ou l’introduction d’une demande devant d’autres tribunaux. Toutefois, à la date à laquelle les présentes requêtes ont été déclarées recevables, le Gouvernement n’avait produit aucune décision dans laquelle la Cour suprême ou d’autres juridictions auraient accepté, malgré l’absence de tout résultat de l’enquête pénale, d’examiner au fond une demande basée sur des allégations d’actes infractionnels graves.

Au cours de la procédure, M. Kachiev a engagé une action devant un tribunal de district. Toutefois, si l’action a connu une issue positive sous la forme d’une indemnité, sans le bénéfice des résultats d’une enquête pénale, elle s’est révélée inapte à déboucher sur des conclusions quant à l’identité des auteurs des agressions ou à les faire répondre de leurs actes.

Dès lors, les requérants n’étaient pas obligés d’exercer les recours civils et l’exception préliminaire est dépourvue de fondement à cet égard.

En ce qui concerne la voie pénale, l’exception soulève des questions concernant l’effectivité de l’enquête pénale et la Cour la joint au fond des griefs.

Sur la violation alléguée de l’article 2 de la Convention

Les requérants dans les trois affaires allèguent que l’Etat a failli à protéger le droit à la vie en violation de l’article 2. Ils affirment également que les autorités sont restées en défaut de mener une enquête effective et adéquate.

A. La non-protection alléguée du droit à la vie

La Cour rappelle sa jurisprudence en la matière et notamment les principes généraux suivants. Premièrement, pour apprécier les preuves dans le cadre d’une allégation de violation de l’article 2, le critère de la preuve pertinent est celui de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Elle rappelle cependant que les blessures et les décès survenant pendant une détention donnent lieu à de fortes présomptions de fait. En pareilles circonstances, la charge de la preuve pèse sur les autorités qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante. Elle relève ensuite que, lorsqu’on a recours à une force potentiellement meurtrière en vue d’atteindre un but légitime, la force utilisée doit être strictement proportionnée au but susvisé. Les opérations impliquant un recours potentiel à la force létale doivent être préparées et contrôlées par les autorités de façon à limiter autant que possible les risques d’atteinte à la vie. Les autorités doivent prendre toutes les précautions utiles dans le choix des moyens et des méthodes pour éviter et, pour le moins, réduire au minimum les pertes accidentelles de vies civiles.

Affaires Khachiev et Akaïeva

La Cour relève tout d’abord que, en réponse à sa demande, le Gouvernement n’a soumis que les deux tiers du dossier de l’enquête pénale, affirmant que les documents restants étaient étrangers à la cause. Dans les procédures concernant des affaires de ce type, il est inévitable que le gouvernement défendeur soit parfois le seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou réfuter les allégations du requérant. Le fait qu’un gouvernement s’abstienne, sans donner d’explication satisfaisante, de fournir les informations en sa possession peut amener la Cour à tirer des conclusions quant au bien-fondé de telles allégations.

Compte tenu des éléments dont elle dispose, la Cour juge établi que les proches des requérants ont été tués par des militaires. Aucune autre explication plausible concernant les circonstances des décès n’a été fournie, ni aucun motif invoqué pour justifier le recours à la force meurtrière par des agents de l’Etat. Dès lors, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention.

Affaires Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva

Nul ne conteste que les requérantes ont été attaquées par des avions au moyen de missiles, et que durant cette opération les deux enfants de la première requérante ont été tués et les première et deuxième requérantes ont été blessées.

Il convient de préciser d’emblée que la possibilité pour la Cour d’apprécier la légitimité de l’attaque ainsi que la façon dont l’opération a été préparée et exécutée se trouve entravée par le fait qu’aucune copie du dossier d’enquête complet n’a été produite. La Cour peut néanmoins, à partir des documents soumis par les parties, notamment de la partie du dossier de l’enquête qui lui a été communiquée, tirer certaines conclusions quant à la question de savoir si l’opération a été préparée et exécutée de manière à éviter ou à limiter autant que possible les dommages qui risquaient d’être infligés aux civils.

Le Gouvernement affirme que l’opération ayant entraîné les pertes subies par les requérantes avait pour but d’assurer la défense des personnes contre la violence illégale au sens de l’article 2 § 2 a) de la Convention. En l’absence de preuves corroborant l’allégation que pareille violence menaçait ou était probable, la Cour doute même que ce but puisse être retenu en l’espèce. Toutefois, eu égard au contexte du conflit en Tchétchénie à l’époque des faits, elle présumera qu’il était raisonnable pour les militaires d’estimer qu’ils se trouvaient confrontés à une attaque ou un risque d’attaque, et que la frappe aérienne constituait une réponse légitime de leur part.

Les requérantes et d’autres témoins de l’attaque ont déclaré qu’ils avaient été avertis à l’avance de l’ouverture le 29 octobre 1999 d’un « couloir humanitaire » vers l’Ingouchie pour les résidents de Grozny, et ont confirmé la présence d’un nombre important de véhicules civils et de milliers de personnes sur la route. Ils ont également indiqué qu’un officier de grade élevé au barrage routier avait ordonné aux réfugiés de retourner à Grozny et leur avait donné des assurances quant à leur sécurité. L’ordre a provoqué un embouteillage de plusieurs kilomètres de long.

Tout cela aurait dû être connu des autorités qui préparaient des opérations militaires pour le 29 octobre 1999 près de l’autoroute Rostov-Bakou et aurait dû leur faire comprendre la nécessité de faire preuve d’une prudence extrême concernant le recours à la force meurtrière. Pourtant, ni les responsables de la préparation et du contrôle de l’opération ni les pilotes eux-mêmes n’avaient apparemment connaissance de ces éléments. Tout cela a fait courir aux civils sur la route, y compris aux requérantes, un très haut risque d’être perçus comme des cibles appropriées par les pilotes militaires.

Un armement extrêmement puissant a été utilisé – selon les conclusions de l’enquête interne, 12 missiles S-24 air-sol non guidés ont été tirés. Lorsqu’il explose, chaque missile se fragmente en plusieurs milliers d’éclats d’obus et son champ d’impact dépasse 300 mètres. Toute personne se trouvant sur cette portion de la route à ce moment-là était en danger de mort.

De plus, le Gouvernement n’a invoqué les dispositions d’aucun texte interne régissant le recours à la force par ses agents en pareille situation, élément qui est aussi directement pertinent quant à la proportionnalité de la réponse à l’attaque alléguée.

Dès lors, à admettre que les militaires poursuivaient un but légitime, la Cour considère que l’opération du 29 octobre 1999 n’a pas été préparée et exécutée avec les précautions nécessaires à la protection des vies civiles. Il y a donc eu violation de l’article 2 de la Convention.

Affaire Zara Issaïeva

Nul ne conteste que la requérante et ses proches ont été attaqués alors qu’ils essayaient de fuir des combats de grande ampleur et de quitter Katyr-Yourt par ce qu’ils estimaient être une sortie sécurisée. Une bombe lancée d’un avion militaire explosa près de leur minibus, tuant le fils et les trois nièces de la requérante et blessant l’intéressée elle-même et ses autres proches.

Le Gouvernement soutient que le recours à la force était justifié au regard du paragraphe 2 a) de l’article 2 de la Convention.

La Cour admet que la situation qui régnait en Tchétchénie à l’époque pertinente obligeait l’Etat à prendre des mesures exceptionnelles. La présence d’un nombre important de combattants armés à Katyr-Yourt et leur résistance active, éléments au sujet desquels il n’y a pas controverse, étaient de nature à justifier le recours à la force meurtrière par les agents de l’Etat, faisant ainsi relever la situation du paragraphe 2 de l’article 2. Il faut néanmoins ménager un équilibre entre le but poursuivi et les moyens employés pour l’atteindre.

Il convient de préciser d’emblée que la possibilité pour la Cour d’apprécier cette question se trouve entravée par le fait que le Gouvernement a gardé par-devers lui la plupart des documents se rapportant à l’action militaire. La Cour peut néanmoins, à partir des documents produits par les parties et du dossier de l’enquête, tirer certaines conclusions quant à la question de savoir si l’opération a été préparée et exécutée de manière à éviter ou à limiter autant que possible, comme l’exige l’article 2 de la Convention, les dommages qui risquaient d’être infligés aux civils.

La Cour conclut que l’opération militaire à Katyr-Yourt, qui visait à désarmer ou à éliminer les combattants, n’avait rien de spontané. La Cour juge évident que lorsque les militaires envisagèrent le déploiement d’avions équipés d’armes de combat lourdes dans un secteur habité, ils avaient le devoir de considérer les risques inhérents à une telle mesure. Toutefois, aucun élément ne permet de conclure que pareilles considérations aient joué un rôle significatif dans la préparation de l’opération.

Les militaires ont utilisé des bombes aériennes à chute libre et à effet de souffle de type FAB-250 et FAB-500, dont le rayon de destruction dépasse 1000 mètres. L’utilisation de ce type d’armes dans une zone habitée hors temps de guerre et sans évacuation préalable des civils est inconciliable avec le degré de précaution requis de tout organe d’application de la loi dans une société démocratique.

La Cour constate en outre que ni la loi martiale ni l’état d’urgence n’avaient été décrétés en Tchétchénie et qu’aucune dérogation n’avait été notifiée au titre de l’article 15 de la Convention. L’opération doit donc être appréciée à l’aune d’un contexte juridique normal.

Même face à une situation où, comme l’affirme le Gouvernement, la population du village avait été prise en otage par un important groupe de combattants, l’objectif essentiel de l’opération aurait dû être de protéger la vie des civils contre toute violence illégale. L’utilisation d’armes frappant sans discrimination est aux antipodes de cet objectif et ne saurait être jugée compatible avec les exigences de précaution qui doivent être observées dans le cadre d’une opération de cette nature impliquant l’utilisation de la force létale par des agents de l’Etat.

Les documents examinés par la Cour confirment que des informations concernant un passage sécurisé avaient été communiquées à la population. Or rien dans les documents ou déclarations des militaires n’indique que l’ordre ait été donné d’interrompre l’attaque ou de réduire son intensité. Si les dépositions des soldats sont pleines de références à l’annonce de l’ouverture d’un couloir humanitaire, il ne ressort d’aucune d’elles que pareil couloir ait été respecté.

Le rapport remis par les experts militaires le 11 février 2002 conclut que les actions du commandement avaient été légitimes et proportionnées à la situation. En ce qui concerne les efforts faits pour limiter les pertes civiles, ce rapport fonde sa conclusion sur deux motifs principaux : l’organisation de l’exode de la population et le choix d’effectuer des frappes ciblées. La Cour estime que les documents du dossier examinés par elle l’empêchent de souscrire à cette conclusion. Le rapport dit également que ce sont probablement les insurgés qui ont empêché la population de partir. Là encore, rien dans les documents examinés par la Cour ne corrobore l’affirmation selon laquelle les combattants auraient séquestré les villageois ou les auraient empêchés de fuir.

Le fait que le Gouvernement n’a évoqué les dispositions d’aucune loi interne régissant l’usage de la force par les agents de l’Etat en pareille situation était, dans les circonstances de la présente espèce, là aussi directement pertinent pour les considérations de la Cour sur la proportionnalité de la réponse à l’attaque.

En résumé, à admettre que l’opération menée à Katyr-Yourt du 4 au 7 février 2000 poursuivait un but légitime, la Cour estime qu’elle n’a pas été préparée et exécutée avec les précautions nécessaires pour la vie des civils concernés. Il y a donc eu violation de l’article 2.

B. L’adéquation de l’enquête

La Cour rappelle sa jurisprudence en la matière et notamment la nécessité, dans les cas impliquant des agents ou organes de l’Etat, de garantir que ceux-ci aient à répondre des décès survenus sous leur responsabilité. Les obligations de l’article 2 ne peuvent être remplies uniquement par l’octroi de dommages-intérêts. L’enquête doit être menée en temps utile et de manière effective, et ses progrès ne doivent pas dépendre de l’initiative des survivants ou des proches des victimes.

Affaire Khachiev et Akaïeva

Une enquête fut menée sur le meurtre des proches des requérants. Toutefois, elle fut entachée de graves lacunes dès son ouverture, et ne débuta qu’après un laps de temps considérable. En particulier il ne semble pas que les enquêteurs se soient intéressés à l’implication éventuelle d’une certaine unité militaire directement évoquée par plusieurs témoins.

Le Gouvernement souligne que les requérants avaient la possibilité de contester les résultats de l’enquête. La Cour n’est pas convaincue qu’un tel recours eût permis de remédier aux déficiences de l’enquête quand bien même les requérants auraient été adéquatement informés de la procédure et y auraient été associés. Dès lors il y a lieu de considérer que les intéressés ont satisfait à l’obligation d’épuiser les recours que leur offrait la voie pénale.

Partant, la Cour estime que les autorités sont restées en défaut de mener une enquête pénale effective sur les circonstances ayant entouré les décès des proches des requérants. En conséquence, il y a eu violation de l’article 2 aussi de ce chef.

Affaire Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva

Une enquête pénale fut ouverte en l’espèce. Toutefois, un laps de temps considérable s’est écoulé avant qu’une enquête ne soit ouverte au sujet d’allégations crédibles concernant un nombre important de victimes civiles et une attaque sur des véhicules de la Croix-Rouge. La Cour relève également un certain nombre de défauts graves et inexpliqués qui ont entaché l’enquête dès son ouverture.

Par exemple, il n’apparaît pas que le journal de bord, les rapports de mission et d’autres documents pertinents produits immédiatement avant ou après l’incident aient été demandés ou vérifiés. Aucun effort ne fut apparemment fait pour recueillir des informations sur l’annonce de l’ouverture le 29 octobre 1999 d’une « sortie sécurisée », ou pour identifier parmi les autorités militaires ou civiles les responsables de la sécurité de cette sortie. Les autorités d’enquête ne déployèrent pas suffisamment d’efforts pour établir l’identité d’autres victimes et témoins possibles de l’attaque. En outre, un laps de temps considérable s’écoula avant que les requérantes ne soient interrogées et ne se voient reconnaître la qualité de victimes dans la procédure.

Dès lors, les autorités sont restées en défaut de mener une enquête effective au sujet des circonstances de l’attaque menée sur le convoi civil le 29 octobre 1999. La Cour rejette donc l’exception préliminaire du Gouvernement et dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de ce chef également.

Affaire Zara Issaïeva

Une enquête ne fut ouverte qu’après la communication de la requête au gouvernement défendeur en septembre 2000. Un laps de temps inexpliqué de plusieurs mois s’est donc écoulé avant qu’une enquête pénale ne soit ouverte au sujet d’allégations crédibles d’après lesquelles des dizaines de civils avaient été tués. Cependant, la Cour note également que les enquêteurs ont effectué un travail considérable afin d’établir la manière dont l’assaut avait été conduit.

La Cour constate néanmoins plusieurs lacunes graves dans le dossier d’enquête produit devant elle, telles que l’absence d’informations fiables au sujet de l’annonce de l’ouverture d’un « passage sécurisé » pour les civils. Aucune personne relevant des autorités militaires ou civiles ne fut identifiée comme responsable de l’annonce de l’existence d’un couloir et de la sécurité des personnes ayant choisi de l’emprunter. Aucune explication n’a été donnée sur l’absence de coordination entre l’annonce d’une « sortie sécurisée » et le peu d’attention apparemment consacré à cette question par les militaires dans la préparation et l’exécution de leur mission.

Contrairement à ce que prescrivait la législation interne pertinente, les informations relatives à la décision du 13 mars 2002 qui avait clos la procédure et annulé les décisions d’octroi de la qualité de victime ne furent pas communiquées à la requérante et aux autres victimes. Dès lors, la Cour ne considère pas que la requérante a été dûment informée du déroulement de la procédure et aurait pu contester ses résultats.

La décision de refermer l’enquête se fondait sur les conclusions du rapport remis par les experts militaires en février 2002. La requérante n’a eu aucune possibilité réaliste de contester ces conclusions et, en fin de compte, celles de l’enquête.

Les autorités sont donc restées en défaut de mener une enquête effective sur les circonstances de l’assaut donné sur Katyr-Yourt du 4 au 7 février 2000. Par conséquent, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement et dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de ce chef également.

Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention

Affaire Khachiev et Akaïeva

La Cour n’est pas en mesure d’établir au-delà de tout doute raisonnable que les proches des requérants ont été soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

En revanche, eu égard à l’absence d’une enquête approfondie et effective sur des allégations crédibles portant sur des actes de torture, la Cour conclut qu’il y a eu violation des exigences procédurales de l’article 3.

Affaire Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva

La Cour estime que les conséquences dénoncées par les requérantes sont le résultat d’un usage de la force meurtrière par des agents de l’Etat qui ne répondait pas aux conditions de l’article 2. Pour la Cour, aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 3.

Sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1 (Bazaïeva)

Mme Bazaïeva a subi une attaque aérienne qui a entraîné la destruction des véhicules et des biens ménagers appartenant à sa famille. Ces actes sont constitutifs d’atteintes graves et injustifiées à son droit au respect de ses biens. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Sur la violation alléguée de l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention (Khachiev et Akaïeva), avec l’article 2 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 (Issaïeva, Youssoupova et Bazaïeva) et avec l’article 2 de la Convention (Zara Issaïeva)

Eu égard à ses conclusions sur le terrain des dispositions pertinentes, la Cour ne peut que conclure au caractère « défendable » des griefs des requérants au regard de l’article 13. Aux fins de cette disposition, les intéressés auraient donc dû pouvoir exercer un recours effectif en théorie comme en pratique propre à conduire à l’identification et à la punition des responsables et à l’octroi d’une indemnité.

Dans les présentes affaires, les enquêtes pénales se sont révélées ineffectives à raison d’un manque d’objectivité et de minutie, emportant ainsi ineffectivité de tous autres recours qui pouvaient exister, y compris ceux de nature civile. La Cour estime donc que l’Etat a manqué à ses obligations découlant de l’article 13 de la Convention.

Dans l’affaire Khachiev et Akaïeva, les juges Kovler et Zagrebelsky ont exprimé chacun une opinion en partie dissidente dont le texte se trouve joint à l’arrêt.

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