Timichev c. Russie
Le cas de la CEDH du Timichev c. Russie (requête no. 55762/00 et 55974/00).
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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
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13.12.2005
Communiqué du Greffier
ARRÊT DE CHAMBRE
TIMICHEV c. RUSSIE
La Cour européenne des Droits de l’Homme a communiqué aujourd’hui par écrit son arrêt de chambre dans l’affaire Timichev c. Russie (requêtes nos 55762/00 et 55974/00).
La Cour conclut, à l’unanimité :
· à la violation de l’article 2 du Protocole n° 4 (liberté de circulation) à la Convention européenne des Droits de l’Homme ;
· à la violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention;
· à la violation de l’article 2 du Protocole n° 1 (droit à l’instruction) à la Convention.
En application de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue au requérant 5 000 euros (EUR) pour dommage moral, ainsi que 950 EUR pour frais et dépens. (L’arrêt n’existe qu’en anglais.)
1. Principaux faits
Le requérant, Ilias Iakoubovitch Timichev, est un ressortissant russe d’origine tchétchène né en République de Tchétchénie en 1950. Depuis le 15 août 1996, il vit à Naltchik, dans la république russe de Kabardino-Balkarie, où il fut contraint d’émigrer.
Le 19 juin 1999, l’intéressé et son chauffeur se rendaient en voiture de Nazran (République d’Ingouchie), à Naltchik.
Les parties présentent des versions divergentes des événements qui s’ensuivirent.
Selon le requérant, lui et son chauffeur reçurent l’ordre d’arrêter leur véhicule en arrivant au poste de contrôle d’Ouroukh, lequel est situé sur la frontière administrative entre l’Ingouchie et la Kabardino-Balkarie. Des agents de la Division de la sécurité routière de la République de Kabardino-Balkarie refusèrent de laisser entrer l’intéressé sur le territoire en question, au motif que le ministre de l’Intérieur de cette république avait émis un ordre verbal qui en interdisait l’accès à toute personne d’origine tchétchène.
Le gouvernement russe allègue que le requérant a tenté de dépasser la file des voitures qui attendaient leur tour au poste de contrôle et qu’il a quitté les lieux lorsqu’on a refusé de lui donner la priorité.
L’intéressé saisit la justice pour dénoncer le comportement des agents de police et obtenir réparation du préjudice moral qu’il prétendait avoir subi. Ses demandes furent rejetées, tant en première instance qu’en appel.
Il porta sa plainte devant le procureur général de la Fédération de Russie.
Le 1er février 2000, il fut informé que, après enquête, le parquet avait ordonné au ministère de l’Intérieur de Kabardino-Balkarie de remédier aux agissements des agents de police, lesquels étaient contraires à l’article 27 de la constitution russe, et de prendre des mesures propres à empêcher la réitération de tels actes illégaux à l’avenir. Le 3 mars 2000, le ministre de l’Intérieur de la république en question indiqua au parquet que pareil ordre ne pouvait recevoir exécution car les tribunaux avaient conclu à l’absence de toute violation en l’espèce. Il communiqua en outre un résumé des conclusions d’une enquête interne selon lequel l’agent qui avait enjoint au requérant de s’arrêter avait reçu l’ordre verbal d’interdire à toute personne d’origine tchétchène voyageant en véhicule privé de pénétrer sur le territoire de la République de Kabardino-Balkarie. Selon ce document, l’ordre en question avait été donné à l’agent mis en cause par l’officier de service, qui disait le tenir lui-même de l’adjoint au directeur de la Division de la sûreté publique du ministère de l’Intérieur.
Le 1er septembre 2000, le fils et la fille du requérant, âgés respectivement de neuf et sept ans, se virent refuser l’admission à l’école de Naltchik qu’ils avaient fréquentée de septembre 1998 à mai 2000. Ce refus se fondait sur le fait que l’intéressé n’était pas en mesure de présenter sa carte de migrant, un document délivré par les autorités locales qui attestait de sa résidence à Naltchik et de son statut de « migrant forcé » originaire de Tchétchénie. Le requérant avait en effet dû restituer la pièce en question lorsqu’il avait reçu, le 24 décembre 1999, une indemnisation pour les biens dont il avait été dépossédé en République de Tchétchénie. Le directeur de l’établissement scolaire accepta finalement d’accueillir à titre officieux les enfants de l’intéressé, mais avertit le requérant que ceux-ci seraient immédiatement renvoyés si le service de l’éducation venait à prendre connaissance de cet arrangement.
L’intéressé se plaignit en vain du refus d’admission de ses enfants à l’école.
2. Procédure et composition de la Cour
A l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes respectivement introduites devant la Cour européenne des Droits de l’Homme en février et mars 2000. Le 8 juillet 2003, la Cour décida de joindre les requêtes et les déclara partiellement irrecevables. Le 30 mars 2004, elle les déclara en partie recevables.
L’arrêt a été rendu par une chambre de 7 juges composée de :
András Baka (Hongrois), président,
Ireneu Cabral Barreto (Portugais),
Volodymyr Butkevych (Ukrainien),
Mindia Ugrekhelidze (Géorgien),
Anatoli Kovler (Russe),
Antonella Mularoni (Saint-Marinaise),
Elisabet Fura-Sandström (Suédoise), juges,
ainsi que de Sally Dollé, greffière de section.
Griefs
Le requérant se plaint de ne pas avoir été autorisé à entrer sur le territoire de Kabardino-Balkarie en raison de son origine tchétchène. Il dénonce en outre le fait que ses enfants se sont vu refuser l’accès à l’école. Il invoque l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention, l’article 14 de la Convention et l’article 2 du Protocole n° 1 à la Convention.
Décision de la Cour
Article 2 du Protocole n° 4
La Cour observe que la version des faits donnée par l’intéressé a été corroborée par des enquêtes indépendantes menées par les autorités de poursuite et la police. Elle relève que des agents chargés de la police de la circulation au poste de contrôle d’Ouroukh ont empêché le requérant de franchir la frontière administrative séparant les régions d’Ingouchie et de Kabardino-Balkarie. Il y a donc eu ingérence dans la liberté de circulation de l’intéressé sur le territoire russe au sens de l’article 2 § 1 du Protocole n° 4 à la Convention.
Les investigations effectuées par le parquet et le ministère de l’Intérieur de Kabardino-Balkarie ont établi que l’ingérence en question avait été imposée au requérant sur ordre verbal de l’adjoint au directeur de la Division de la sûreté publique du ministère de l’Intérieur de Kabardino-Balkarie. Il apparaît que l’ordre litigieux n’a pas été émis dans les formes requises et n’a pas été consigné d’une autre manière qui aurait permis à la Cour d’en apprécier le contenu, la portée et le fondement juridique. En tout état de cause, de l’avis du procureur général, l’ordre contesté emportait violation de la liberté de circulation garantie par l’article 27 de la Constitution russe. Estimant que l’ingérence litigieuse n’était pas prévue par la loi, la Cour conclut, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention.
Article 14 combiné avec l’article 2 du protocole n° 4
La Cour relève qu’un haut responsable de la sûreté publique de Kabardino-Balkarie a ordonné aux agents de la police de la circulation de ne pas laisser entrer les « Tchétchènes ». L’origine ethnique ne figurant pas au nombre des mentions portées sur les pièces d’identité russes, l’ordre en question interdisait l’accès au territoire de Kabardino-Balkarie non seulement à toutes les personnes d’origine tchétchène, mais aussi à celles qui étaient seulement perçues comme appartenant à ce groupe ethnique. Il n’a pas été allégué que des membres d’autres ethnies avaient fait l’objet de restrictions analogues. De l’avis de la Cour, la situation dénoncée instituait manifestement une inégalité de traitement en matière de liberté de circulation des personnes en raison de leur origine ethnique. L’application d’un traitement différent à des individus se trouvant dans des situations similaires, sans justification objective et raisonnable, constitue une discrimination qui, lorsqu’elle est fondée sur l’appartenance ethnique réelle ou supposée des individus en question, peut être qualifiée de discrimination raciale. La discrimination raciale est une forme de discrimination particulièrement odieuse, dont les conséquences funestes exigent des autorités une vigilance particulière et une réaction vigoureuse. C’est pourquoi celles-ci doivent user de tous les moyens dont elles disposent pour lutter contre le racisme et renforcer de la sorte une conception de la société démocratique où la diversité n’est pas perçue comme une menace mais comme une source d’enrichissement.
Le requérant ayant démontré qu’il y avait eu une différence de traitement, il incombait au gouvernement russe de prouver que celle-ci était légitime. Le Gouvernement n’a pas formulé la moindre explication propre à justifier la différence de traitement existant entre les personnes d’origine tchétchène et les autres quant à l’exercice de la liberté de circulation. En tout état de cause, la Cour considère qu’aucune différence de traitement fondée exclusivement ou dans une mesure déterminante sur l’origine ethnique d’un individu ne peut passer pour objectivement justifiée dans la société démocratique contemporaine fondée sur le principe du respect du pluralisme et la diversité culturelle.
La liberté de circulation de l’intéressé ayant fait l’objet d’une ingérence tenant exclusivement à l’origine ethnique de celui-ci, la différence de traitement dénoncée s’analyse en une discrimination raciale au sens de l’article 14 de la Convention. Dès lors, il y a eu violation de cette disposition combinée avec l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention.
Article 2 du Protocole n° 1
La Cour relève que les enfants du requérant se sont vu refuser l’accès à l’école qu’ils avaient fréquentée pendant les deux dernières années. Le Gouvernement ne conteste pas la thèse de l’intéressé selon laquelle la véritable raison de ce refus résidait dans le fait que la restitution par celui-ci de la carte de migrant dont il était titulaire avait entraîné la déchéance de son droit à être inscrit sur le registre des personnes domiciliées à Naltchik.
Le Gouvernement a confirmé que, selon le système juridique russe, le droit des enfants à l’éducation ne pouvait dépendre du lieu de résidence de leurs parents. Les enfants du requérant ont par conséquent été privés du droit à l’éducation reconnu par le droit interne. Dès lors, il y a eu violation de l’article 2 du Protocole n° 1 à la Convention.
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