Aziyevy c. Russie
Le cas de la CEDH du Aziyevy c. Russie (requête no. 77626/01).
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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
203
20.3.2008
Communiqué du Greffier
ARRÊT DE CHAMBRE
AZIYEVY c. RUSSIE
La Cour européenne des droits de l’homme a communiqué aujourd’hui par écrit son arrêt de chambre dans l’affaire Aziyevy c. Russie (requête no 77626/01).
La Cour conclut, à l’unanimité :
· à la violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme en ce qui concerne les fils des requérants ;
· à la violation de l’article 2 de la Convention faute d’enquête effective sur la disparition des fils des requérants ;
· à la violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) en ce qui concerne les deux requérants ;
· à la violation de l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) en ce qui concerne les fils des requérants ;
· à la violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) ; et,
· au non-respect de l’article 38 § 1 a) (obligation de fournir toutes facilités nécessaires pour examiner l’affaire).
En application de l’article 41 (satisfaction équitable), la Cour alloue à Letch Aziyev 300 euros (EUR) pour préjudice matériel, et aux deux requérants conjointement 75 000 EUR pour préjudice moral ainsi que 7 285 EUR pour frais et dépens. (L’arrêt n’existe qu’en anglais.)
1. Principaux faits
Les requérants, Letch et Zoulay Aziyevy, sont des ressortissants russes nés respectivement en 1947 et 1949 et résidant en Russie. Ils sont mariés. A l’époque des faits, ils habitaient un appartement à Grozny (Tchétchénie).
Les requérants alléguaient que leurs fils, Lom-Ali et Umar-Ali, nés respectivement en 1973 et 1974, avaient disparu après avoir été appréhendés par des militaires russes au domicile familial à Grozny en septembre 2000.
Selon eux, le 24 septembre 2000 à 1 h 20 du matin, un groupe d’hommes armés portant des tenues de camouflage et des masques firent irruption dans leur appartement. Ils ne déclinèrent pas leur identité. D’après les intéressés, il s’agissait de militaires russes car ils parlaient russe et pouvaient se déplacer librement à Grozny pendant le couvre-feu. Ils assénèrent des coups de pied et de mitrailleuse à Letch Aziyev. Puis ils emmenèrent les fils des Aziyevy, à moitié dévêtus et nu-pieds, en leur promettant de les relâcher dès qu’ils auraient contrôlé leur identité.
Les requérants ont produit les déclarations de leurs voisins, témoins oculaires, qui ont affirmé qu’aux premières heures du 24 septembre 2000, des gardes armés munis de torches étaient postés sur chaque palier de leur immeuble pendant qu’il était procédé à un contrôle d’identité. Ces voisins furent interrogés en russe sur les frères Aziyevy ; ils ont confirmé que les portes de deux des appartements avaient été défoncées par des hommes armés que l’on a vus ensuite se diriger à pied vers un poste de contrôle militaire à proximité.
Les requérants sont sans nouvelles de leurs fils depuis lors.
Letch Aziyev fut conduit à l’hôpital le même jour. Le compte rendu dressé alors par le médecin fait état d’une blessure à la tête, de contusions, d’une cécité temporaire, de côtes fracturées et d’un hématome près du foie, des reins et de la vessie. Deux rapports d’expertise qui s’appuient sur ce compte rendu devaient confirmer par la suite que les blessures du requérant avaient probablement été causées dans les circonstances qu’il avait décrites.
Au cours des années qui suivirent, les requérants se sont adressés à maintes reprises aux autorités, tant en personne que par écrit. Letch Aziyev s’est aussi rendu dans plusieurs centres de détention et prisons en Tchétchénie et dans le Nord-Caucase. En juin 2001, Zoulay Aziyeva vit le nom de Lom-Ali sur une liste de détenus à la base militaire de Khankala et demanda au parquet de Tchétchénie de mener une enquête. Les requérants alléguaient n’avoir toutefois reçu que des réponses de pure forme ou pas de réponse du tout à leurs demandes.
Le Gouvernement a démenti que des militaires russes fussent responsables de la disparition des fils des requérants. Il a soutenu que les frères avaient été enlevés par des hommes armés non identifiés, qui pouvaient appartenir à des groupes paramilitaires.
D’après les renseignements fournis par le Gouvernement, une enquête sur l’enlèvement des frères et sur les blessures subies par le père fut ouverte le 29 septembre 2000. Au cours des jours qui suivirent l’incident, les requérants et certains de leurs voisins furent interrogés et les lieux de l’infraction examinés. En novembre 2006, le procureur adjoint du district Leninskiy de Grozny critiqua l’enquête et demanda une description détaillée des frères Aziyevy et leurs papiers d’identité ainsi que des renseignements sur la langue dans laquelle s’exprimaient les auteurs de l’enlèvement. Il demanda aussi de recueillir les dépositions des voisins qui avaient vu les hommes armés se diriger vers le barrage routier militaire. La qualité de victime fut reconnue à Letch Aziyev et à son épouse respectivement le 17 décembre 2003 et le 11 octobre 2000.
Bien que la Cour européenne lui eût demandé expressément de lui communiquer l’intégralité du dossier d’enquête, le gouvernement russe ne lui a fourni que des documents se rapportant aux ajournements et à la réouverture de la procédure ainsi qu’à la qualité de victime des requérants. Il a expliqué que la divulgation des autres documents serait contraire à l’article 161 du code russe de procédure pénale.
Entre septembre 2000 et novembre 2006, l’enquête a été ajournée et reprise huit fois mais à ce jour elle n’a pas permis d’identifier les responsables de la disparition des fils des requérants.
2. Procédure et composition de la Cour
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 16 juillet 2001 et déclarée en partie recevable le 21 septembre 2006.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Christos Rozakis (Grec), président,
Nina Vajić (Croate),
Anatoly Kovler (Russe),
Elisabeth Steiner (Autrichienne),
Khanlar Hajiyev (Azerbaïdjanais),
Dean Spielmann (Luxembourgeois),
Sverre Erik Jebens (Norvégien), juges,
ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section.
Griefs
Les requérants alléguaient que leurs fils avaient disparu après avoir été appréhendés par des militaires russes et que les autorités russes n’avaient pas mené d’enquête adéquate sur leurs allégations. Ils affirmaient aussi que la disparition de leurs fils comme le fait que les autorités n’aient pas mené d’enquête leur avaient causé une souffrance morale à tous deux personnellement, que Letch Aziyev avait été frappé au cours de l’enlèvement et qu’ils avaient des raisons de croire que leurs fils avaient ensuite été torturés.
Ils invoquaient les articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants), 5 (droit à la liberté et à la sûreté) et 13 (droit à un recours effectif).
Décision de la Cour
Article 38 § 1 a)
La Cour rappelle avoir demandé à plusieurs reprises au gouvernement russe de lui communiquer l’intégralité du dossier d’enquête qui avait été ouvert sur l’enlèvement allégué des fils des requérants. Elle considère les éléments qui y figurent comme déterminants pour l’établissement des faits de la cause. Elle ne juge pas satisfaisants les motifs invoqués par le Gouvernement à l’appui de son refus de divulguer les documents ainsi sollicités.
La Cour conclut dès lors que, faute de lui avoir communiqué les documents requis, le gouvernement russe a failli à ses obligations au regard de l’article 38 § 1.
Article 2
En ce qui concerne la disparition des fils des requérants
La Cour constate que les requérants ont fait un récit cohérent et convaincant de l’arrestation de leurs fils par des militaires inconnus et qu’ils ont demandé aux autorités de mener une enquête. Zoulay Aziyeva a même indiqué que ses fils pouvaient être détenus à la base militaire de Khankala. La version que les requérants ont donnée des événements est aussi étayée par les déclarations de témoins. En particulier, ceux-ci ont indiqué que les auteurs de l’enlèvement avaient procédé comme on le fait lors d’une opération de sécurité et qu’on les avait vus se diriger vers un poste de contrôle militaire. Le fait qu’un groupe important d’hommes armés en uniforme ait effectué un contrôle d’identité pendant les heures de couvre-feu et procédé à des arrestations aux domiciles de particuliers dans une zone urbaine vient assurément conforter ce qu’allèguent les requérants, à savoir que les auteurs de l’enlèvement étaient des militaires appartenant à l’armée régulière.
Le fait que le gouvernement russe n’ait pas produit les documents auxquels il est le seul à avoir accès et le fait qu’il n’ait fourni aucune autre explication plausible à l’incident amènent la Cour à procéder à des déductions et à conclure que les fils des requérants ont été appréhendés le 24 septembre 2000 à leur domicile à Grozny par des militaires russes au cours d’une opération de sécurité non reconnue.
On est sans nouvelles fiables des fils des requérants depuis le 24 septembre 2000. Leurs noms ne figurent sur le registre d’aucun centre de détention et le Gouvernement n’a fourni aucune indication quant au sort qui leur a été réservé après leur arrestation.
Dans le cadre du conflit tchétchène, si une personne est détenue par des militaires non identifiés sans que la détention soit reconnue par la suite, la situation peut être considérée comme représentant une menace pour la vie. L’absence des fils des requérants et de toute nouvelle d’eux depuis plus de sept ans corrobore cette hypothèse. La Cour considère dès lors qu’il y a lieu de présumer qu’ils sont décédés après avoir fait l’objet d’une détention non reconnue par des militaires appartenant à l’armée régulière. Elle juge en outre établi que l’enquête, qui dure depuis plus de sept ans sans avoir abouti à des résultats concrets, n’a pas été adéquate et a contribué à la disparition des deux hommes. En conséquence, la responsabilité du décès présumé de ceux-ci est imputable au gouvernement russe. La Cour, relevant que les autorités n’ont pas justifié le recours de leurs agents à la force meurtrière, conclut à la violation de l’article 2 en ce qui concerne les fils des requérants.
En ce qui concerne l’inadéquation de l’enquête sur la disparition des fils des requérants
Bien qu’elle n’ait pas eu accès à l’intégralité du dossier d’instruction, la Cour a la conviction que, même si une enquête a été ouverte presque immédiatement, les mesures les plus fondamentales n’ont pas été prises alors qu’il était vital dans pareille situation d’agir rapidement. C’est seulement en novembre 2006, soit plus de six ans après le crime, que les autorités ont demandé que les fils des requérants soient formellement identifiés et que les témoins soient interrogés au sujet de la langue dans laquelle s’exprimaient les auteurs de l’enlèvement et les hommes armés que l’on avait vus se diriger vers le poste de contrôle militaire. Il apparaît aussi que les autorités n’ont pas cherché à identifier et interroger les militaires qui étaient en service à ce poste de contrôle. Elles n’ont jamais mené d’enquête pour déterminer si une opération spéciale avait eu lieu au domicile des requérants le 24 avril 2000.
La Cour relève enfin que, même si les requérants se sont vu pour finir reconnaître la qualité de victime, ils ont été informés uniquement de l’ajournement et de la réouverture de la procédure, mais non de quelque autre élément important. En conséquence, les enquêteurs n’ont pas garanti au degré requis un droit de regard du public et n’ont pas sauvegardé les intérêts des proches dans la procédure.
La réaction des autorités aux plaintes bien étayées des requérants conduit la Cour à estimer fort probable que la conduite des militaires rencontrait pour le moins l’assentiment tacite des autorités, ce qui, pour la Cour, suscite de sérieux doutes quant à l’objectivité de l’enquête.
La Cour conclut dès lors que les autorités n’ont pas mené une enquête pénale effective sur la disparition des fils du requérant, et qu’il y a donc eu violation de l’article 2.
Article 3
En ce qui concerne les fils des requérants
La Cour ne juge pas établi au-delà de tout doute raisonnable que les fils des requérants aient subi des mauvais traitements alors qu’ils se trouvaient en détention ; la cause de leur décès n’est pas davantage établie. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 3 en ce qui concerne les fils des requérants.
En ce qui concerne les requérants
La Cour relève que les requérants sont les parents d’individus qui ont disparu. Depuis plus de sept ans, ils sont sans nouvelles de leurs fils. Au cours de cette période, ils se sont adressés, que ce soit par écrit ou en personne, à divers organes officiels pour s’enquérir du sort de leurs enfants. En dépit des tentatives qu’ils ont ainsi faites, ils n’ont jamais reçu d’explications plausibles ou d’informations quant à ce qu’il était advenu de leurs fils. Les réponses qu’ils ont pu recevoir démentaient pour l’essentiel que l’Etat fût responsable de l’arrestation de leurs fils ou se bornaient à leur signaler qu’une enquête était en cours.
La Cour conclut que la disparition de leurs fils et leur incapacité à découvrir ce qu’il est advenu de ceux-ci ont causé et continuent de causer aux requérants détresse et angoisse. La manière dont les autorités ont traité les plaintes des intéressés doit être tenue pour un traitement inhumain constitutif d’une violation de l’article 3.
La Cour prend acte en particulier du compte rendu de l’examen médical subi par Letch Aziyev le lendemain de l’enlèvement de ses fils, ainsi que des rapports d’expertise ultérieurs. Le Gouvernement n’ayant pas contesté les faits relatés dans ces documents, la Cour parvient à la conclusion que M. Aziyev a été frappé et blessé par les mêmes militaires russes que ceux qui avaient enlevé ses fils. Les auteurs de ses blessures n’ont jamais été identifiés et nul n’a jamais été poursuivi.
La Cour conclut dès lors à une violation supplémentaire de l’article 3 en ce qui concerne les deux requérants.
Article 5
La Cour rappelle que les fils des requérants ont été appréhendés par des militaires russes et n’ont pas été vus depuis. Leur détention ne figure dans aucun registre de garde à vue et il n’existe aucune trace officielle pouvant indiquer où ils se trouvent ou quel est le sort qui leur a été réservé. Ce fait constitue en soi un manquement des plus graves puisqu’il permet aux responsables d’un acte de privation de liberté de dissimuler leur implication dans un crime, de brouiller les pistes et d’échapper à leur responsabilité quant au sort réservé à un détenu.
La Cour estime en outre que les autorités auraient dû se soucier davantage de la nécessité d’instruire rapidement et de manière approfondie les plaintes des requérants, qui alléguaient que leurs fils avaient été appréhendés et enlevés dans des circonstances mettant leur vie en péril. Il ne fait malgré cela aucun doute que les autorités n’ont pas agi promptement et de manière effective pour mettre les fils des requérants à l’abri du risque de disparition.
La Cour conclut que les fils des requérants ont fait l’objet d’une détention non reconnue sans aucune des garanties prévues à l’article 5, ce qui constitue une violation particulièrement grave de l’article 5.
Article 13
La Cour relève que, lorsque, comme dans le cas des requérants, l’enquête pénale sur une mort violente n’a pas été effective, ce qui a compromis le caractère effectif de tout autre recours qui aurait pu exister, l’Etat a manqué à ses obligations et donc contrevenu à l’article 13 combiné avec les articles 2 et 3.
Aucune autre question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 5.
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