Guekhaieva et autres c. Russie
Le cas de la CEDH du Guekhaieva et autres c. Russie (requête no. 1755/04).
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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
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29.5.2008
Communiqué du Greffier
ARRÊT DE CHAMBRE
GUEKHAÏEVA ET AUTRES c. RUSSIE
La Cour européenne des droits de l’homme a communiqué aujourd’hui par écrit son arrêt de chambre dans l’affaire Guekhaïeva et autres c. Russie (requête no 1755/04).
A l’unanimité, la Cour juge qu’il y a eu :
· violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme à l’égard de Kourbika Zinabdiyeva et Aminat Dougaïeva, proches parentes des requérantes ;
· violation de l’article 2 à raison de la non-réalisation par l’Etat défendeur d’une enquête effective au sujet des disparitions de Kourbika Zinabdiyeva et Aminat Dougaïeva ;
· violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) à l’égard des requérantes ;
· violation de l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) à l’égard de Kourbika Zinabdiyeva et Aminat Dougaïeva ; et
· violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) à l’égard des requérantes.
Au titre de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue 35 000 euros (EUR) pour dommage moral à la mère d’Aminat Dougaïeva et 35 000 EUR conjointement à la mère et aux sœurs de Kourbika Zinabdiyeva. Elle accorde aux requérantes conjointement 5 150 EUR pour frais et dépens. (L’arrêt n’existe qu’en anglais.)
1. Principaux faits
Les requérantes sont cinq ressortissantes russes membres de la même famille : Roumani Guekhaïeva, Zlikhat Dougaïeva, Soubani Akhyadova, Zoubidat Guekhaïeva et Aynet Malgasarova, nées en 1947, 1950, 1965, 1971 et 1975 respectivement. Toutes habitent en Tchétchénie. Roumani Guekhaïeva est la mère et Zoubidat Guekhaïeva et Aynet Malgasarova les sœurs de Kourbika Zinabdiyeva. Née en 1968, celle-ci souffrait d’une tumeur au cerveau et d’épilepsie, et des crises de migraine la contraignaient souvent à garder la chambre. Zlikhat Dougaïeva est la mère d’Aminat Dougaïeva. Née en 1988, celle-ci était à l’époque pertinente au collège.
Les requérantes alléguaient devant la Cour que Kourbika Zinabdiyeva et Aminat Dougaïeva avaient disparu à la suite d’une descente opérée par des militaires russes au domicile de Roumani Guekhaïeva à Ulus-Kert, village de Tchétchénie.
Elles affirmaient qu’au petit matin du 16 mai 2003 un groupe d’une vingtaine d’hommes portant des uniformes bleus et des cagoules et s’exprimant en russe avaient pénétré dans le domicile familial à Ulus-Kert. Roumani Guekhaïeva aurait alors reçu l’ordre de s’allonger sur le sol, puis on lui aurait bandé les yeux, le nez, la bouche, les poignets et les chevilles avec du ruban de masquage. Incapable de voir quoi que ce fût et respirant à peine, elle aurait entendu les militaires partir et aurait dû attendre l’arrivée de voisins et de Mme V., fonctionnaire de l’administration locale, pour être libérée de ses entraves. Avec ses libérateurs elle aurait constaté que la maison avait été mise à sac et que Kourbika et Aminat avaient disparu. Elle serait sans nouvelles des intéressées depuis lors.
Selon les requérantes, Kourbika et Aminat ont été enlevées et tuées par les militaires russes. Aux dires des voisins et de Mme V., des militaires étaient arrivées au village dans des véhicules blindés de transport de troupes et dans des véhicules militaires tout-terrain.
Immédiatement après les disparitions, les médias auraient fait état de l’arrestation de deux femmes soupçonnées de terrorisme. Des fonctionnaires auraient déclaré lors d’une interview à la télévision régionale que Kourbika et Aminat avaient été arrêtées. Le journal tchétchène Schit I Mech aurait également indiqué que deux femmes soupçonnées de recruter des candidats au suicide à la bombe et ayant participé à l’organisation d’une attaque terroriste à Dubrovka (Moscou) avaient été arrêtées.
Dans les années qui suivirent, les requérantes auraient, tant en personne que par écrit, sollicité l’assistance des autorités. Zlikhat Dougaïeva, en particulier, aurait demandé que des mesures soient prises d’urgence pour retrouver sa fille Aminat, qui avait 15 ans et était donc mineure au moment de sa disparition. Les deux mères se seraient vu reconnaître la qualité de victimes en juin et juillet 2003, mais elles ne se seraient pas vu accorder l’accès au dossier concernant l’enquête menée au sujet des disparitions et elles auraient seulement été informées des ajournements et des réouvertures de la procédure.
Le Gouvernement contestait que des militaires russes fussent responsables des disparitions en cause, leur thèse consistant à dire que les deux femmes avaient été kidnappées par des hommes armés non identifiés. Si les autorités commencèrent par refuser d’engager une procédure pénale au motif qu’elles considéraient, sur la foi de l’article paru dans le journal Schit I Mech, que les deux jeunes femmes avaient été arrêtées, le 7 juin 2003 une enquête pénale fut ouverte. Par ailleurs, le 20 mai 2004, une décision fut adoptée qui, constatant que l’enquête n’avait pas revêtu un caractère suffisamment complet, ordonnait l’audition de Mme V., l’identification des sources de l’article paru dans Schit I Mech et la clarification de la question de savoir si Aminat et Kourbika avaient réellement participé à des activités terroristes.
L’enquête fut suspendue le 27 juin 2004 et rouverte le 11 août 2006, mais elle n’a pas permis à ce jour d’identifier les responsables de la disparition d’Aminat et Kourbika.
2. Procédure et composition de la Cour
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 11 novembre 2003.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges ainsi composée :
Christos Rozakis (Grec), président,
Anatoly Kovler (Russe),
Elisabeth Steiner (Autrichienne),
Dean Spielmann (Luxembourgeois),
Sverre Erik Jebens (Norvégien),
Giorgio Malinverni (Suisse),
George Nicolaou (Cypriote), juges,
et Søren Nielsen, greffier de section.
Griefs
Les requérantes alléguaient que Kourbika Zinabdiyeva et Aminat Dougaïeva avaient disparu après avoir été arrêtées par des militaires russes et que les autorités russes étaient restées en défaut de mener une enquête effective au sujet de leurs griefs. Elles affirmaient également endurer des souffrances morales du fait de ces disparitions et de l’absence d’une enquête effective. Elles invoquaient les articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants), 5 (droit à la liberté et à la sûreté) et 13 (droit à un recours effectif).
Décision de la Cour
Article 2
Quant à la disparition de Kourbika Zinabdiyeva et d’Aminat Dougaïeva
La Cour considère que le fait qu’un nombre important d’hommes armés en uniforme aient pu se déplacer librement dans des véhicules blindés de transport de troupes pendant les heures de couvre-feu plaide fortement en faveur de la crédibilité de l’allégation des requérantes selon laquelle ce sont des militaires russes qui ont enlevé Kurbika et Aminat.
De surcroît, tirant des conséquences de la non-présentation par le gouvernement russe – nonobstant les demandes expresses de la Cour – de documents auxquels seules les autorités russes avaient accès et du fait que le Gouvernement n’a fourni aucune explication plausible pour les disparitions litigieuses, la Cour considère que Kourbika Zinabdiyeva et Aminat Dougaïeva ont été arrêtées par des militaires russes au petit matin du 16 mai 2003 dans le cadre d’une opération de sécurité non reconnue par les autorités.
Les requérantes sont sans nouvelles fiables des deux femmes depuis le 16 mai 2003. Les noms des intéressés n’ont été trouvés dans aucun registre de détention officiel, et le Gouvernement n’a fourni aucune explication quant au sort qu’auraient connu les deux femmes après leur enlèvement.
Dans le contexte du conflit en Tchétchénie, lorsqu’une personne est arrêtée par des militaires non identifiés et que par la suite les autorités refusent de reconnaître la réalité de l’arrestation, la situation peut être considérée comme présentant un danger pour la vie de la personne arrêtée. L’absence de Kourbika Zinabdiyeva et d’Aminat Dougaïeva et l’absence de nouvelles des intéressées depuis des années corroborent cette supposition. De surcroît, l’enquête au sujet des disparitions litigieuses, qui dure elle aussi depuis des années, a été incomplète et inadéquate, et l’attitude des autorités immédiatement après la nouvelle de l’enlèvement de Kurbika et Aminat ne fait que renforcer la probabilité de leur disparition.
Aussi la Cour considère-t-elle que les deux femmes doivent être présumées décédées à la suite de leur arrestation non reconnue par des militaires russes. Relevant que les autorités n’ont pas justifié l’usage de la force létale par leurs agents, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 à l’égard de Kourbika Zinabdiyeva et d’Aminat Dougaïeva.
Quant à l’enquête au sujet des disparitions
Bien que la Cour n’ait pas eu accès au dossier complet, il lui paraît évident qu’un certain nombre de démarches cruciales ont tardé à être effectuées alors que la promptitude dans l’action était vitale. L’enquête ne fut ouverte que 22 jours après le crime, les autorités ayant d’abord refusé d’enquêter. De surcroît, ce n’est qu’en mai 2004 que les autorités d’enquête ont été invitées à accomplir des actes aussi élémentaires que l’audition de Mme V., la vérification des sources de Schit I Mech et la clarification de la question de savoir si les disparues avaient ou non participé à des actions terroristes. L’enquête n’a pas non plus établi promptement si, comme l’alléguaient les requérantes, des fonctionnaires avaient fait des commentaires à la télévision concernant l’arrestation des deux femmes.
L’enquête fut ajournée et rouverte à plusieurs reprises, et elle est restée en état de léthargie pendant plus de deux ans, du 27 juin 2004 au 11 août 2006. Si les mères des deux femmes disparues se sont vu reconnaître la qualité de victime, elles ont seulement été informées des ajournements et réouvertures de la procédure. En tout état de cause, les requérantes n’ont pas eu accès au dossier, et elles n’ont pas été dûment informées des progrès de l’enquête, de sorte qu’elles n’auraient pu contester de manière effective devant les tribunaux internes les éventuelles défaillances de l’enquête. De surcroît, l’effectivité de l’enquête a souffert dès le début de la non-adoption par les autorités des mesures d’investigation qui s’imposaient d’urgence, et il est donc hautement improbable que l’introduction d’un recours au plan interne eût présenté la moindre chance de succès.
Aussi la Cour conclut-elle que les autorités sont restées en défaut de mener une enquête pénale effective au sujet des circonstances de la disparition de Kourbika Zinabdiyeva et d’Aminat Dougaïeva. Il y a donc eu, à cet égard également, violation de l’article 2.
Article 3
La Cour relève que les requérantes sont des proches parentes des deux disparues. Depuis des années elles sont sans nouvelles des intéressées. Elles se sont adressées à divers organes officiels, tant en personne que par écrit, mais elles n’ont jamais reçu la moindre explication ou information plausible sur ce qui était arrivé à Kurbika et Aminat après leur arrestation. La plupart du temps, les autorités leur répondirent que l’Etat n’était pas responsable de l’enlèvement des intéressées ou se contentèrent de les informer qu’une enquête était en cours.
Le fait que les militaires ligotèrent Roumani Guekhaïeva et la laissèrent allongée sur le sol a également contribué à accentuer la profonde souffrance morale ressentie par l’intéressée.
Aussi la Cour conclut-elle que les requérantes ont souffert et continuent de souffrir de sentiments de détresse et d’angoisse du fait de la disparition de Kurbika et Aminat et de l’incapacité dans laquelle elles se trouvent de découvrir ce qui est advenu des intéressées. La manière dont leurs griefs ont été traités par les autorités russes doit être considérée comme un traitement inhumain au sens de l’article 3.
Article 5
La Cour rappelle que Kourbika Zinabdiyeva et Aminat Dougaïeva ont été arrêtées par des militaires russes le 16 mai 2003 et qu’elles n’ont pas été revues depuis. Leur nom ne figure sur aucun registre de garde à vue et l’on ne trouve dans aucun document officiel la moindre indication concernant le sort qui leur a été réservé. En lui-même, ce fait doit être considéré comme indicateur d’une grave défaillance puisqu’il a permis aux responsables d’un acte de privation de liberté de cacher leur participation à un crime, de couvrir leurs traces et d’échapper à leur responsabilité pour le sort de personnes détenues.
La Cour considère de surcroît que les autorités auraient dû se montrer attentives à la nécessité d’un examen prompt et approfondi des allégations des requérantes selon lesquelles Kurbika et Aminat avaient été enlevées et arrêtées dans des circonstances de nature à faire craindre pour leur vie. Or il ne fait aucun doute que les autorités sont restées en défaut d’adopter des mesures promptes et effectives pour prémunir les deux jeunes femmes contre le risque de disparition.
En conséquence, la Cour estime que Kourbika Zinabdiyeva et Aminat Dougaïeva ont fait l’objet d’une détention non reconnue, dépourvue des garanties inscrites à l’article 5. Elle conclut donc à une violation particulièrement grave de l’article 5.
Article 13
Les requérantes auraient dû pouvoir compter sur la réalisation d’une enquête approfondie et effective propre à mener à l’identification et au châtiment des responsables du décès de leurs proches et à l’octroi d’une indemnité.
Dans la mesure où l’enquête pénale menée au sujet des disparitions litigieuses s’est révélée ineffective, emportant ainsi ineffectivité de tous autres recours qui pouvaient exister, force est à la Cour de constater que l’Etat a manqué à ses obligations découlant de l’article 13 combiné avec l’article 2.
Aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 5.
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