Pukhigova c. Russie
Le cas de la CEDH du Pukhigova c. Russie (requête no.15440/05).
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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
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02.07.2009
Communiqué du Greffier
ARRÊT DE CHAMBRE
CONCERNANT DES ÉVÉNEMENTS SURVENUS EN RÉPUBLIQUE TCHÉTCHÈNE
PUKHIGOVA c. RUSSIE
La Cour européenne des droits de l’homme a communiqué aujourd’hui par écrit son arrêt de chambre dans l’affaire Pukhigova c. Russie (requête no 15440/05).
La Cour conclut, à l’unanimité :
· à deux violations de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme, le Gouvernement n’ayant pas fourni d’explication plausible de la disparition du mari de la requérante ni mené d’enquête effective ;
· à une violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants), en raison de la souffrance psychologique subie par la requérante du fait de la disparition de son mari ;
· à une violation de l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté), en raison de la détention non reconnue du mari de la requérante ;
· à une violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) combiné avec l’article 2, la requérante n’ayant pu obtenir l’identification et la sanction des responsables ni la réparation de sa souffrance.
Au titre de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue à la requérante 35 000 euros (EUR) pour dommage moral, ainsi que 4 757 EUR pour frais et dépens.
1. Principaux faits
La requérante, Mme Zina Pukhigova, est une ressortissante russe née en 1944 et résidant dans le village de Goyty, en République tchétchène. Elle était mariée à M. Salman Abdulazizov, qui souffrait d’un handicap de catégorie I, et dont elle a six enfants.
Mme Pukhigova alléguait que dans la nuit du 12 février 2001, une vingtaine d’hommes lourdement armés, qu’elle croyait être des militaires russes, avaient fait irruption à son domicile et emmené son mari. Elle ne l’a pas revu depuis. Cinq autres personnes avaient été enlevées la même nuit, dans le même village, dans des circonstances analogues, et lui avaient dit à leur libération qu’ils avaient été détenus avec son mari au poste de commandement militaire du district d’Ourous-Martan. Mme Pukhigova a communiqué à la Cour leurs témoignages écrits ainsi que ceux de plusieurs autres personnes.
Le matin suivant la disparition de son mari, Mme Pukhigova se rendit au poste de commandement militaire du district et entendit son mari réciter une prière. Le même jour, elle informa plusieurs organismes publics qu’il était détenu dans ce bâtiment. Le 3 juin 2001, une enquête fut ouverte sur l’enlèvement de Salman Abdulazizov, mais elle fut suspendue temporairement. Au bout de six ans et demi environ, elle fut transmise à la commission d’enquête pour la République tchétchène du parquet russe.
Devant la Cour, le Gouvernement soutenait que l’enquête menée par les autorités sur la disparition de Salman Abdulazizov n’avait pas établi que des organes d’application des lois y fussent impliqués, et indiquait qu’elle était toujours en cours. Bien que la Cour le lui ait expressément demandé, il n’a communiqué aucun des documents de l’enquête, arguant que le droit interne ne le permettait pas.
En avril 2003, Mme Pukhigova se plaignit en justice de l’inaction du parquet de district. En août 2004, son recours fut rejeté par la Cour suprême de la République tchétchène, qui considéra que le procureur avait pris de nombreuses mesures pour faire la lumière sur les événements en question et que les membres des forces armées n’avaient pas de lien avec l’enlèvement.
2. Procédure et composition de la Cour
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 10 février 2005. La recevabilité et le fond ont été examinés conjointement.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Christos Rozakis (Grèce), président,
Nina Vajić (Croatie),
Anatoly Kovler (Russie),
Elisabeth Steiner (Autriche),
Khanlar Hajiyev (Azerbaïdjan),
Dean Spielmann (Luxembourg),
Sverre Erik Jebens (Norvège), juges,
ainsi que de André Wampach, greffier adjoint de section.
Griefs
La requérante alléguait que son mari avait disparu après avoir été détenu illégalement par des membres des forces russes, et que les autorités internes n’avaient pas mené d’enquête effective sur ses allégations. Elle invoquait en particulier les articles 2, 3, 5 et 13.
Décision de la Cour
Article 2 (droit à la vie)
La Cour considère que la requérante a présenté un récit cohérent et convaincant de l’enlèvement de son mari. Elle observe que ce récit est corroboré par des témoignages. Elle estime que le fait qu’un groupe important d’hommes armés en uniforme ait pu, tard dans la nuit après le couvre-feu, circuler librement dans le village, qui était contrôlé par les forces fédérales, enlever six hommes, puis passer deux postes de contrôle fédéraux, étaie fortement l’allégation de la requérante selon laquelle ces hommes étaient des membres des forces armées de l’Etat. Déduisant du fait que le Gouvernement n’a pas communiqué les documents qu’il était seul à détenir ni avancé d’explication plausible des événements en question, la Cour conclut que Salman Abdulazizov a été enlevé le 12 février 2001 à son domicile à Goyty par des membres des forces russes au cours d’une opération de sécurité non reconnue. Etant donné qu’on ne l’a pas revu, que l’on n’a eu aucune nouvelle de lui depuis huit ans, et que le Gouvernement n’a pas justifié son enlèvement, la Cour considère que les autorités sont responsables de sa mort. Il y a donc eu violation de l’article 2 dans le chef du disparu.
Article 2 (enquête)
La Cour note que les enquêteurs avaient connaissance de l’enlèvement de Salman Abdulazizov depuis un mois au moins lorsqu’ils ont entrepris de résoudre l’affaire. Ce retard important, pour lequel aucune explication n’a été avancée, était en soi susceptible de porter atteinte à l’efficacité d’une enquête sur un crime tel qu’un enlèvement dans des circonstances potentiellement mortelles, où il était crucial d’agir rapidement. De plus, les autorités d’enquête ont manqué à prendre un certain nombre de mesures d’investigation élémentaires, telles par exemple que l’inspection des lieux de l’enlèvement, l’interrogation des militaires au poste de commandement ou encore la recherche des véhicules utilisés selon les allégations pendant l’enlèvement. Enfin, la Cour observe qu’il y a eu de longues périodes d’inactivité inexplicable au cours de l’enquête, qui a été suspendue et reprise plusieurs fois sans aboutir à aucun résultat concret, alors qu’elle est en cours depuis près de huit ans. Les autorités ont donc manqué à mener une enquête pénale effective sur les circonstances qui ont entouré la disparition de Salman Abdulazizov, en violation de l’article 2.
Article 3 (souffrance morale)
La requérante s’est trouvée dans une situation de détresse et d’angoisse du fait de la disparition de son mari et de son impossibilité à découvrir ce qu’il était advenu de lui. L’accueil réservé à ses griefs par les autorités a constitué un traitement inhumain contraire à l’article 3.
Article 5 (détention illégale)
Le fait que Salman Abdulazizov ait été détenu sans que les autorités le reconnaissent et sans bénéficier d’aucune des garanties prévues à l’article 5 a constitué une violation particulièrement grave du droit à la liberté et à la sûreté consacré par cet article.
Article 13 combiné avec l’article 2
Enfin, la Cour juge que l’ineffectivité de l’enquête pénale sur la disparition de Salman Abdulazizov a porté atteinte à l’effectivité de tous les autres recours qui pouvaient exister, y compris recours civils cités par le Gouvernement, en violation de l’article 13 de la Convention.
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