Zara Mourtazalieva: “Moi j’étais battue, les autres sont battues aussi”
Reconnue coupable de terrorisme, la Tchétchène Zara Mourtazalieva vient de sortir de la prison où elle a passé neuf ans et dénonce la violence de l’administration des camps à l’encontre des prisonnières en Russie.
Elle n’avait que 21 ans lorsqu’elle a été arrêté, en 2004, sous l’accusation d’avoir voulu faire exploser un centre commercial de Moscou, à proximité du Kremlin. Dans son sac, la police retrouve des plans du centre et des explosifs. La jeune femme affirme alors que ces objets ont été déposés dans son sac au commissariat, pendant qu’elle était aux toilettes. Détenue pendant 8 ans et demi, Zara Mourtazalieva, Tchétchène, vient d’être libérée d’un camp situé en Mordovie (500 km à l’est de Moscou). Aujourd’hui âgée de 29 ans, Zara Mourtazalieva se confie au magazine russe The New Times.
New Times: Comment a débuté ton dernier jour en colonie pénitentiaire?
Zara Mourtazalieva: Le 3 septembre, j’ai été libérée en même temps qu’une autre détenue. Avant de nous laisser sortir, ils nous ont fouillées trois fois – d’habitude, il n’y a qu’une seule fouille. Ils nous ont déshabillées entièrement dans un local spécial équipé de caméras. Ensuite, nous avons été conduites chez le gynécologue et examinées sur un fauteuil médical.
New Times: Qu’est-ce que des détenus pourraient sortir d’interdit depuis une prison?
Zara Mourtazalieva: Une plainte quelconque signée par une autre condamnée, des numéros de téléphone, des adresses. L’administration a peur de toute information que pourrait sortir de la zone de détention. Dans les prisons des femmes, on ne trouve pratiquement pas de téléphones mobiles. Les femmes ont plus la trouille que les hommes. C’est risqué aussi de trop parler à tes proches, au parloir, parce qu’il y a des micros. Nous sommes écoutés en permanence. Et naturellement, quand une fille est libérée, toutes les autres lui donnent les numéros de leurs proches.
New Times: T’a-t-on autorisée à emporter des notes, des lettres?
Zara Mourtazalieva: La directrice adjointe de la colonie, Tatiana Bezzoubova, a arraché de mon cahier presque la moitié des pages avec tous les numéros et adresses. Et ce alors que le censeur avait, la veille, vérifié toutes mes notes, tout lu et tamponné dans une enveloppe. Le matin, des filles de mon secteur sont venues me dire au revoir. Les gardiennes les ont chassées : “Qu’est-ce que vous voulez? Sortez d’ici !”, assez grossièrement. Beaucoup de filles ont pleuré. Deux Tchétchènes sont restées là-bas, elles ont carrément pris le deuil : “Ça y est, tu vas rentrer, tu vas voir la Tchétchénie, voir les montagnes, mais nous, va savoir quand on les reverra…”
New Times: Remontons le temps, si tu veux bien : avril 2005. Tu arrives à la prison. Tu es sous le coup de l’article 205 – terrorisme, et tu es tchétchène, et la guerre en Tchétchénie n’est pas encore terminée. Comment as-tu été accueillie?
Zara Mourtazalieva: On m’a mise directement sous mesure de prévention : “risque de s’évader”. Ce qui implique un contrôle spécial. Pendant six mois, j’allais chaque jour pointer en salle de garde, et les gardiens n’avaient honte de rien : “Les comme toi, faut les achever dans le ventre de leur mère, vous tous, il aurait fallu vous anéantir!”. Jamais je n’ai entendu des choses pareilles de la part des détenus. Mais je m’efforçais quand même de ne pas trop me rapprocher des autres : je parlais avec deux-trois filles, c’est tout. Je choisissais celles avec qui j’avais des affinités de caractère, morales, avec qui je travaillais.
New Times: Tu as été placée quelques fois en isolation. Pourquoi?
Zara Mourtazalieva: La première moitié de ma peine, je me battais, je croyais pouvoir changer les choses. Ensuite, je me suis simplement fatiguée, j’ai compris que tout est inutile, que le système est à l’épreuve des balles. Parce que si tu portes plaintes, les inspecteurs viennent, parlent avec toi, et ensuite, ça ne loupe pas, tu te retrouves en isolation pour 10 ou 15 jours. C’est bien connu, après l’entretien avec les détenus, les inspecteurs vont dans le bureau du chef de la prison, prennent le thé et puis s’en vont. Ils sont tous liés entre eux. Au début, je me plaignais du quotidien, des salaires bas, des coups.
New Times: Tu étais battue?
Zara Mourtazalieva: Moi j’étais battue, les autres sont battues aussi. Très brutalement. T’as pas fait ta tâche journalière, on te frappe, t’as fait une infraction quelconque, on te frappe. Tu es convoquée, et ils te frappent à coups de matraque. C’est douloureux, et humiliant aussi. Mais tu ne peux rien prouver, parce qu’à l’infirmerie le médecin n’enregistre pas les coups. Les médecins ne vont jamais contre l’administration de la colonie avec laquelle ils travaillent.
New Times: Et ça a duré combien de temps?
Zara Mourtazalieva: L’été 2005, des gens du comité contre la torture du Conseil de l’Europe sont venus nous voir. Ils ont caché les plus actifs, mais ceux qui sont restés dans la zone ont compris que c’était une commission étrangère et ont commencé de raconter qu’on les frappait, que dans la nourriture, tu peux trouver des souris, des rats. Ils ont parlé aussi des bas salaires. Les étrangers ont noté tout ça dans leurs cahiers. L’administration a compris que ça n’avait déjà plus de sens de nous cacher. On nous a laissé entrer dans la zone, et nous avons expliqué que les comme nous, les « terroristes » ne peuvent espérer ni libération anticipée, ni encouragement. Quand ils sont partis, deux-trois détenues ont été mises à l’isolement. Mais ensuite d’autres observateurs se sont mis à venir régulièrement dans la zone, depuis Moscou et la représentation locale du service fédéral d’application des peines. Et au bout d’un moment, ils se sont mis à nous frapper moins souvent.
Mais dans une autre prison de Mordovie, la IK-2, les femmes sont battues jusqu’aujourd’hui. Quand j’étais à l’hôpital, j’ai vu des femmes qui avaient été frappées, qu’on amenait de là-bas. Elles arrivent avec les reins brisés, le crâne ouvert, les bras cassés. Tout le monde se fiche de ces condamnées. Ce ne sont pas leurs premiers séjours en prison. Parmi elles, il y en a peu qui reçoivent des visites, qui ont des gens pouvant leur envoyer un avocat. Et toutes seules, elles ne portent pas plainte parce qu’elles ont peur: une fois les inspecteurs partis, c’est encore pire pour elles.
New Times: Avec qui étais-tu enfermée?
Zara Mourtazalieva: Au tout début, quand je suis arrivée, il y avait 800 femmes dans la prison, pour le secteur, on était 150–160. Mais avec la réforme récente, il n’est resté chez nous que les premières arrivantes. Celles qui avaient été condamnées avant ont été transférées dans d’autres prisons. Et ça a fait deux fois moins de monde. Je pense qu’il y a, dans la zone, 80 % de femmes dont la condamnation n’a pas de rapport avec ce qu’elles ont fait. Une fille a changé un faux billet dans un magasin – elle prend cinq ans. Volé une patate chez le voisin – six ans, volé un poulet – autant. Et à côté de toi, tu as une femme qui est là pour l’article 105 (“assassinat”), qui a tué, découpé en morceaux, à peine si elle n’a pas mangé sa victime, – elle a plaidé coupable et elle fait six ans.
New Times: Comment se passe une journée dans la prison?
Zara Mourtazalieva: Tu es sous surveillance 24 heures sur 24. Il y a un an, dans les sections où nous dormions, ils ont installé des caméras vidéo. Le matin, à six heures moins le quart – le lever. La musique est branchée, un premier groupe va à l’exercice. On travaille aussi les jours fériés : deux semaines de travail, un jour de repos. On coud beaucoup : uniformes pour les ouvriers du bâtiment, camouflage pour les soldats, vestes rembourrées. J’avais le salaire le plus élevé : 700-800 roubles par mois. En général, c’est 200–300 roubles. Je couds bien : je n’avais pas de mal à faire ma norme journalière. Et après le travail : dîner, toilette.
New Times : Et quand trouvais-tu le temps de répondre aux lettres ?
Zara Mourtazalieva : Tu fais tout ça par à-coups. Là-bas, je faisais aussi du yoga. Mais tout le temps libre qui t’est accordé dans la journée, c’est de la profanation. Parce que les heures où tu es censée avoir un “temps libre”, tu te tapes obligatoirement un entretien thématique : la chef du secteur, par exemple, qui te parle des méfaits de l’alcoolisme. Tout le monde se rassemble dans la pièce de repos, et il faut écouter toutes ces conneries.
New Times : Comment la situation a-t-elle changé au fil des années de ta détention ?
Zara Mourtazalieva : Si on compare, par exemple, ce qu’on avait à manger il y a huit ans et ce qu’ils donnent aujourd’hui, il y a une différence, c’est sûr. Ce qu’on a à manger aujourd’hui, c’est plus supportable. Mais dans la cuisine, dans la cantine, c’est sale. Quand la commission vient, ils recouvrent le tout de toiles cirées, mais sinon, là-bas, c’est la vraie misère, ils ne fournissent même pas de produits d’entretien.
New Times : Que conseillerais-tu à des femmes qui doivent aller en prison ?
Zara Mourtazalieva : Quand j’ai été condamnée, j’ai compris que jamais je ne montrerai mes faiblesses à personne. Je pouvais pleurer toute la nuit, la tête enfoncée dans l’oreiller. Même quand on est très mal, il faut se dire qu’on t’attend dehors, en liberté, que là-bas, on t’aime, il faut trouver un sens à la vie. Juste se battre.
New Times : Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?
Zara Mourtazalieva : Je vais aller à la maison – en Tchétchénie, j’ai ma mère là-bas, elle va organiser une fête, tout le monde viendra – près de 200 personnes. Et ensuite, je réfléchirai à où vivre, quoi faire. Peut-être que j’irai faire des études – de droit, ou de journalisme. Mais je n’ai encore rien décidé.
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