Un appel pathétique. C’est ainsi que nous apparaît cette lettre du président tchétchène Aslan Maskhadov adressée à «à Javier Solana, Haut Représentant de l’Union européenne pour la politique étrangère et de sécurité commune». Parvenue en Europe occidentale via les réseaux tchétchènes et les représentants en exil du gouvernement, elle est datée du 25 février. La mort de Maskhadov survient le 8 mars. De fait, cette lettre prend un relief testamentaire.
Se présentant comme «président-résistant», Maskhadov affirme sa volonté de parvenir à une solution négociée sans jamais parler d’indépendance et condamne le terrorisme. Prenant exemple sur les événements en Ukraine, il dit placer beaucoup d’espoir dans le rôle que peut jouer l’UE pour aider la Tchétchénie. C’est d’autant plus poignant que l’UE n’a guère réagi à l’annonce de sa mort brutale. Réagira-t-elle à cette lettre?
A l’attention de M. Javier Solana
Haut Représentant de l’Union Européenne pour la Politique Etrangère et de Sécurité Commune
Tchétchénie, le 25 février 2005
Monsieur le Haut Représentant,
Alors que pas un jour ne passe sans faire de nouvelles victimes parmi la population civile tchétchène et parmi les combattants russes et tchétchènes, sans que des Tchétchènes, femmes, enfants, hommes, ne fassent l’objet des pires exactions qui soient, les survivants, dont moi-même, avons célébré le 10e et triste anniversaire de l’offensive militaire lancée, le 11 décembre 1994, par le Président Eltsine contre le peuple tchétchène.
Du million d’habitants que comptait la Tchétchénie d’alors, plus de 200.000 sont morts, 300.000 sont réfugiés en dehors de mon pays, des dizaines de milliers sont déplacés à l’intérieur de mon pays, des dizaines de milliers souffrent des séquelles des blessures reçues ou des tortures subies, des milliers d’autres sont détenus dans les prisons et les camps de « filtration » des forces armées russes ou de leurs collaborateurs tchétchènes, dans l’attente du versement d’une rançon ou, plus souvent, de la mort au terme de tortures et de privations sans nom.
Comme vous le savez, j’ai constamment réitéré, depuis la reprise de ce qui est appelé la deuxième guerre de Tchétchénie, à l’automne 1999, ma volonté de résoudre ce conflit et toutes les controverses qui existent entre la partie russe et la partie tchétchène au travers d’un dialogue avec les autorités russes. A ce jour, ces demandes répétées de négociations sont restées sans réponse aucune de la part des autorités russes autre qu’un discours sur une fausse normalisation.
En mars 2003, j’ai, par l’entremise de mon ministre des Affaires étrangères, M. Ilyas Akhmadov, rendu publique une proposition de paix qui, se faisant forte de l’expérience de la communauté internationale au Timor oriental et au Kosovo, voulait apporter une nouvelle contribution à la résolution de ce conflit en prenant en compte les légitimes intérêts en termes de sécurité de la partie russe, et les trois exigences auxquelles la partie tchétchène ne peut renoncer : un mécanisme de garantie internationale, sous une forme ou sous une autre, de tout nouvel accord entre les deux parties ; une implication directe, durant une période de transition, de la communauté internationale dans la construction d’un Etat de Droit et de la démocratie en Tchétchénie et dans la reconstruction matérielle de mon pays ; et, au terme de cette période de transition, une prise de décision finale, selon les normes internationales en vigueur, sur le statut de la Tchétchénie.
Malheureusement cette proposition, pas plus que les précédentes, pas plus que la toute dernière, à savoir le cessez-le-feu unilatéral que j’ai ordonné au début de cette année, ne suscita d’autres réactions de la part des autorités de Moscou qu’une nouvelle fuite en avant dans un processus de soi-disant normalisation de la tragédie de mon peuple, avec son cortège d’élections frauduleuses, de sophistication des opérations militaires, d’exactions à l’encontre de la population civile.
J’ai suivi avec toute l’attention que ma condition de président-résistant me permettait les événements d’Ukraine, la « révolution orange », et le rôle, décisif selon moi, joué par l’Union européenne, dans son heureux dénouement. J’ai constaté en particulier combien l’Europe pouvait être forte et efficace quand elle décidait de parler d’une même voix, au travers des interventions de différents Chefs d’Etat ou de gouvernement, ou au travers de celle de son Haut Représentant pour la Politique Etrangère et de Sécurité Commune.
Je n’ignore pas la complexité des relations avec ce grand pays qu’est la Fédération de Russie, ni l’importance politique et économique de ces relations. Au contraire, je crois que c’est précisément parce que ces relations sont capitales pour l’Union européenne que j’estime qu’il est fondamental et urgent qu’elles se construisent sur les seules fondations solides qui soient : celle de la liberté, de la démocratie et de l’Etat de Droit. Malheureusement, comme les événements d’Ukraine viennent de le rappeler, comme les dérives antidémocratiques en Russie nous l’indiquent depuis trop d’années déjà et comme la tragédie que subit mon peuple depuis dix ans suffirait à le démontrer, ces bases solides n’existent pas en Russie.
Sur le terrorisme, quotidien et massif, de l’Etat russe et de ses acolytes tchétchènes, je ne reviendrai pas. Quant aux actes terroristes perpétrés par des franges de la résistance tchétchène, je les ai, comme vous le savez, chaque fois condamnés. Et je continuerai à le faire. Il reste que ce terrorisme n’a rien à voir avec le terrorisme fondamentaliste international.
Il est le fait de désespérés qui ont, la plupart du temps, perdu des proches dans des circonstances atroces, et qui estiment pouvoir répondre à l’agresseur et à l’occupant en utilisant les mêmes méthodes que celui-ci. Cela n’est pas mon point de vue et ne le sera jamais. En fait j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour que les actions de la résistance tchétchène s’inscrivent strictement à l’intérieur du périmètre du droit international de la guerre. Quand j’échoue à prévenir le terrorisme, j’échoue seulement dans des circonstances où personne ne pourrait réussir. Le terrorisme à l’œuvre en Tchétchénie, qu’il soit le fait des forces occupantes ou d’éléments isolés de la résistance, naît et prospère sur la guerre, sur les violences les plus abjectes et sur les violations quotidiennes et massives des droits les plus fondamentaux. Seules la paix et la démocratie peuvent le conjurer.
Loin de vouloir exagérer l’importance de mon peuple dans les affaires du monde et de l’Europe, il reste qu’il est aujourd’hui victime d’une lente extermination et que la question tchétchène constitue, pour le pouvoir de Moscou, un élément clé dans son œuvre de déconstruction de la démocratie et de l’Etat de Droit ou, si l’on préfère, de construction d’un Etat autoritaire, para ou pseudo-démocratique.
Je sais que pas plus que mon pays n’est le Kosovo, la Russie n’est la Serbie. Mais je sais, parce que je l’ai vu lors de la crise ukrainienne, que lorsque l’Union européenne est animée d’une volonté, elle est en mesure de contribuer fortement à déjouer ce qui semblait inéluctable. Voilà pourquoi je me permets de suggérer qu’à travers vous, l’Union européenne se donne pour tâche d’affronter la question de la tragédie tchétchène en vue de créer les conditions pour qu’enfin puissent s’ouvrir, sous les auspices de l’Union européenne et de tout autre Etat ou organisation internationale qu’elle jugera opportun d’impliquer, de véritables négociations entre mon gouvernement et le gouvernement du Président Poutine.
Afin d’approfondir ces quelques réflexions, je serais très heureux si vous pouviez rencontrer, ne pouvant moi-même avoir cet honneur pour le moment, M. Oumar Khanbiev, mon représentant général en Europe et ministre de la Santé dans mon gouvernement.
Vous remerciant de votre attention et avec l’espoir de vous lire, je vous prie d’agréer, Monsieur le Haut Représentant, l’expression de ma plus haute considération,
Aslan Maskhadov
Président de la République tchétchène d’Itchkérie
Views: 963
Laissez votre réponse!