I c. Suede sur l’expulsion d’une famille Tchétchène vers la Russie
Les cas de la CEDH dans l’affaire “I c. Suede” (requête nos. 61204/09).
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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
CEDH 251 (2013)
05.09.2013
Communiqué de presse du Greffier de la Cour
L’expulsion d’une famille tchétchène de la Suède vers la Russie l’exposerait à un risque réel de mauvais traitements
Dans son arrêt de chambre, non définitif1, rendu ce jour dans l’affaire I c. Suède (requête no 61204/09), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à la majorité, que l’expulsion des requérants vers la Russie emporterait violation de l’article 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme.
L’affaire concerne le rejet par les autorités suédoises de la demande d’asile introduite par une famille originaire de Tchétchénie (Russie) qui déclarait qu’elle serait exposée à un risque réel de mauvais traitements si elle était renvoyée en Russie.
La Cour dit que, même s’il y a des raisons de douter de la crédibilité de la version des requérants quant aux raisons pour lesquelles ils seraient menacés, il découle de plusieurs facteurs considérés de manière cumulative qu’ils seraient exposés à un risque réel de mauvais traitements en cas d’expulsion. En particulier, le fait que M. I porte des traces visibles de torture pourrait être compris comme un signe qu’il a participé activement à la deuxième guerre de Tchétchénie.
Elle juge aussi que le droit de l’Etat membre d’origine des requérants de soumettre des observations sur l’affaire en vertu de l’article 36 de la Convention (tierce intervention) ne s’applique pas lorsque la raison pour laquelle les requérants ont porté leur affaire devant elle est leur crainte de subir des mauvais traitements en cas de retour dans cet Etat. La Russie n’a donc pas été avertie de l’introduction de cette requête.
Principaux faits
Les requérants, M. et Mme I et leur enfant, sont des ressortissants russes d’origine tchétchène, nés en 1965, 1978 et 1999 respectivement et résidant à Vilhelmina (Suède).
En décembre 2007, ils arrivèrent en Suède et y demandèrent l’asile, en déclarant que M. et Mme I avaient tous deux été torturés en Tchétchénie et que M. I y était recherché pour avoir photographié l’exécution de villageois tchétchènes par les troupes fédérales russes entre 1995 et 2007 et en raison de ses liens avec la journaliste Anna Politkovskaja, tuée en 2006. Selon leurs déclarations, Mme I avait été enlevée par le Service fédéral de sécurité russe et M. I avait été arrêté par un garde militaire puis détenu dans une cave et forcé sous la torture à communiquer des informations relatives à des rebelles tchétchènes. Il aurait notamment été brûlé à la poitrine avec des cigarettes de manière à ce que les traces de ses brûlures dessinent une croix.
En octobre 2008, l’Office suédois des migrations rejeta la demande d’asile des requérants, estimant en particulier que ni la situation en Tchétchénie ni la situation des Tchétchènes en Russie ne pouvaient à elles seules justifier l’octroi de l’asile à tous les Tchétchènes, que le récit des requérants était incohérent et qu’ils se contredisaient sur certains points. Ainsi, M. I n’avait été en mesure de produire ou de citer aucune des photographies qu’il disait avoir prises pendant plusieurs années. En appel, la décision de l’office fut confirmée par les juridictions compétentes. Elle acquit force de chose jugée en octobre 2009. En novembre 2009, la Cour européenne des droits de l’homme appliqua dans cette affaire en vertu de l’article 39 de son règlement une mesure provisoire en vertu de laquelle elle demanda au gouvernement suédois de surseoir à l’expulsion des requérants jusqu’à nouvel ordre.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Invoquant l’article 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants), les requérants soutenaient que s’ils étaient renvoyés en Russie, ils y seraient exposés à un risque réel de mauvais traitements.
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 16 novembre 2009.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Mark Villiger (Liechtenstein), président,
Angelika Nußberger (Allemagne),
Boštjan M. Zupančič (Slovénie),
Ann Power-Forde (Irlande),
Ganna Yudkivska (Ukraine),
Helena Jäderblom (Suède),
Aleš Pejchal (République Tchèque),
ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section.
Décision de la Cour
Article 36 (tierce intervention)
La Cour examine d’abord la question de savoir s’il y a lieu d’avertir le gouvernement russe de la requête introduite contre la Suède étant donné que les requérants sont des ressortissants russes.
L’article 36 de la Convention prévoit le droit pour les Etats membres dont les ressortissants sont requérants dans une affaire portée devant une chambre de la Cour de présenter des observations sur l’affaire. Toutefois, la Cour juge que lorsque des ressortissants d’un Etat membre allèguent qu’ils seraient soumis à des traitements contraires aux articles 2 (droit à la vie) ou 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants) en cas de renvoi dans leur Etat d’origine, cet Etat n’est objectivement pas en position de les soutenir. Elle conclut donc que l’article 36 ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce. Partant, la Russie n’est pas avertie de la requête.
Article 3
Compte tenu des nombreuses affaires tchétchènes de disparitions et de mauvais traitements dont elle a été saisie et des rapports récents sur la situation qui règne en Tchétchénie en matière de droits de l’homme et de sécurité, la Cour a bien conscience qu’il s’y produit des disparitions et des actes de violence arbitraire dont les responsables demeurent impunis et que les détenus y subissent des mauvais traitements. Elle connaît aussi les craintes des personnes qui doivent y être renvoyées quant au harcèlement, à la détention et aux mauvais traitements aux mains des agents de l’Etat qu’elles risquent d’y subir. Elle considère néanmoins que la situation d’insécurité générale qui y règne n’est pas suffisamment grave pour permettre à elle seule de conclure que le renvoi des requérants en Russie emporterait violation de l’article 3.
En ce qui concerne la situation individuelle des requérants, la Cour observe que les autorités suédoises n’ont pas mis en doute l’affirmation selon laquelle M. I avait été soumis à la torture mais ont considéré qu’il n’avait pas démontré de façon suffisamment certaine qui en étaient les auteurs et pourquoi ils lui avaient infligé les traitements dénoncés. Elle considère par ailleurs que rien n’indique que la procédure menée devant les autorités suédoises n’ait pas présenté les garanties effectives nécessaires pour protéger les requérants contre un refoulement arbitraire.
La Cour estime comme les autorités suédoises que les déclarations des requérants posent certains problèmes de crédibilité, notamment en ce qui concerne le travail de photojournalisme qu’aurait réalisé M. I pendant plusieurs années et dont il affirmait qu’il constituait la principale raison des mauvais traitements infligés à lui-même et à son épouse. Bien qu’il y ait été invité par la Cour, M. I n’a communiqué aucun article où son nom aurait été mentionné ni aucun cliché pris par lui et publié par l’un quelconque des médias auxquels il affirme les avoir cédés. En conséquence, la Cour reconnaît que les requérants n’ont pas démontré de manière plausible qu’ils seraient exposés à un risque réel de mauvais traitements à leur retour en Russie en raison des prétendues activités journalistiques de M. I. Cependant, la Cour considère que même si aucun d’un ensemble de facteurs ne constitue à lui seul un risque réel, l’ensemble de ces facteurs considérés de manière cumulative peut en revanche constituer un tel risque. Elle note que les autorités suédoises (office et tribunal des migrations) n’ont pas examiné séparément le risque couru par le requérant, notamment le fait qu’il porte sur le corps d’importantes cicatrices visibles, dont une brûlure en forme de croix sur la poitrine. Or les certificats médicaux indiquent que ces lésions sont cohérentes avec les déclarations faites par l’intéressé quant à la date et à l’ampleur des tortures qu’il dit avoir subies. La Cour estime que, si les agents de l’Etat soumettaient M. I à une fouille à corps à son retour en Russie, ils verraient immédiatement que, pour une raison ou pour une autre, il a subi des mauvais traitements ces dernières années (les cicatrices étant visiblement récentes), ce qui pourrait être compris comme un signe qu’il a participé activement à la deuxième guerre de Tchétchénie.
Compte tenu de ces facteurs pris cumulativement et dans les circonstances de l’espèce, la Cour conclut qu’il y a de bonnes raisons de penser que les requérants seraient exposés à un risque réel de mauvais traitements s’ils étaient renvoyés en Russie, et que, partant, leur expulsion emporterait violation de l’article 3 de la Convention.
Elle décide en outre de maintenir la mesure qu’elle a indiquée en vertu de l’article 39 de son règlement au gouvernement suédois, auquel elle a demandé de ne pas expulser les requérants en Russie jusqu’à ce que l’arrêt soit devenu définitif ou jusqu’à nouvel ordre.
Satisfaction équitable (Article 41)
Les requérants n’ayant présenté aucune demande au titre du dommage matériel ou moral, la Cour ne leur octroie aucune somme à cet égard.
Opinion séparée
Les juges Villiger et Yudkivska ont exprimé une opinion séparée dont le texte se trouve joint à l’arrêt.
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