Sciences Po annule une conférence sur Poutine par peur des représailles de Moscou
Sciences Po Paris avait invité un journaliste d’investigation américain à parler de son travail sur Vladimir Poutine mais la conférence a été annulée en catimini pour éviter de froisser Moscou.
L’institut d’études politiques de Paris a-t-il peur du Kremlin? Selon nos informations, la prestigieuse école parisienne de Sciences Po a annulé une conférence au CERI, son Centre de recherches internationales. Le CERI, fondé en 1952, se spécialise dans «la recherche sur l’espace mondial à travers la double approche des relations internationales et des aires régionales». La cause de cette annulation? La venue de David Satter, journaliste d’investigation américain interdit de territoire en Russie, et dont le dernier livre dénonce le terrorisme d’État mené par Vladimir Poutine après la chute de l’URSS.
Dans The less you know, the better you sleep (Moins vous en savez, mieux vous dormez), David Satter explique comment, en plein chaos post-URSS, Vladimir Poutine a mené contre son propre peuple plusieurs opérations terroristes visant à incriminer la Tchétchénie. Un sujet polémique et d’actualité au vu de l’implication de la Russie dans les conflits ukrainiens et syriens.
Le CERI avait donc invité David Satter à donner une conférence dans ses locaux parisiens le 19 janvier dernier. Une conférence annoncée sur le site du Centre, comme le prouve une capture d’écran que nous avons pu nous procurer.
Pourtant, deux jours à peine avant la date prévue, la conférence disparaît purement et simplement du site. David Satter est prévenu par un ami qu’il n’est plus le bienvenu au CERI:
«Ils ne m’ont même pas prévenu eux-mêmes! Je n’ai eu absolument aucun contact avec le CERI ou avec Sciences Po, c’est un ami qui m’a informé que l’événement était annulé».
La décision d’annuler la conférence est d’autant plus étonnante que David Satter s’était déjà rendu à Sciences Po, en février 2014, pour y parler du Kremlin dans une conférence qui avait pour titre: «Kiev-Moscou-Sotchi: la montée des périls».
Pour David Satter, il ne faut pas chercher loin les raisons de ce revirement:
«J’ai vite compris qu’ils avaient peur des représailles de la Russie. Il faut dire que Sciences Po a un programme d’échange scolaire avec Moscou. C’est la première fois que je suis exclu comme ça d’une grande école.»
L’école de la rue Saint-Guillaume est associée à trois établissements russes, comme l’indique le site internet de l’école: la Moscow State University Lomonossov, la Higher School of Economics de Moscou et le Moscow State Institute of International Relations.
«C’est de l’auto-censure»
Contacté par BuzzFeed News, un membre du personnel de Sciences Po qui a souhaité protéger son anonymat confirme la version de David Satter:
«Le CERI s’est auto-censuré par anticipation, ce qui est très dommage. Le plus vraisemblable, c’est qu’ils ont eu peur pour les accords d’échange universitaire avec la Russie. Je pense qu’ils ont eu peur aussi que leurs étudiants sur place soient expulsés.»
Selon les informations que BuzzFeed News a pu recouper, c’est bien la peur de représailles russes qui a poussé la direction à annuler la conférence. Le CERI craignait en effet que les partenariats que Sciences Po a passé avec les trois établissements russes puissent être mis à mal alors même que des étudiants de Sciences Po sont actuellement en échange en Russie.
L’employé de Sciences Po qui nous a parlé assure que ce n’est pas la première fois que le CERI cherche à ménager la Russie:
«C’est la direction que prend le CERI depuis quelques temps. Il y a quelques mois déjà, le Centre avait refusé de recevoir le Premier ministre ukrainien qui n’est pas en odeur de sainteté à Moscou. Après une conférence sur la Tchétchénie [en mai 2016], le Centre avait reçu des plaintes de l’ambassade russe. Cette fois, ils se sont censurés avant. C’était brutal.»
«Ça me scandalise!»
Contacté par BuzzFeed News, Jean-François Bayart, directeur du CERI entre 1994 et 2000, se dit outré:
«Ça me scandalise! Quand j’ai entendu les justifications du CERI, je n’en revenais pas. Le pire, c’est que tout est assumé. Ils disent clairement que la conférence risquait de compromettre les échanges avec la Russie. Y a-t-il eu intervention de l’ambassade russe? Je ne pense pas. C’est le CERI qui s’est censuré tout seul.»
De son côté, David Satter a finalement donné sa conférence dans les locaux d’une revue indépendante, L’Esprit, où nous l’avons rencontré. Quelques jours après sa mésaventure, il est toujours surpris de l’attitude du Centre:
«J’ai parlé à Oxford et Cambridge, mon livre est édité par l’université de Yale. Ce n’est donc pas ma crédibilité qui est en doute, c’est le sujet qui gêne. Ce cas illustre parfaitement le titre de mon livre.»
Ironie du sort, le livre de David Satter, The Less You Know, The Better You Sleep est disponible… à la bibliothèque de Sciences Po. Ce n’est pas la première fois que l’école de la rue Saint-Guillaume est soupçonnée de céder aux pressions étrangères. En septembre dernier, une conférence du Dalaï-Lama avait été annulée par peur des réactions chinoises. Contactés par mail et par téléphone jeudi, ni le service communication ni la direction du CERI n’avaient donné suite à nos sollicitations vendredi.
27.01.2017
Paul Aveline / BuzzFeed News
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