Alikhadzhiyeva c. Russie
Le cas de la CEDH du Alikhadzhiyeva c. Russie (requête no. 68007/01).
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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
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5.7.2007
Communiqué du Greffier
ARRÊT DE CHAMBRE
ALIKHADZHIYEVA c. RUSSIE
La Cour européenne des Droits de l’Homme a communiqué aujourd’hui par écrit son arrêt de chambre dans l’affaire Alikhadzhiyeva c. Russie (requête no 68007/01).
La Cour conclut, à l’unanimité :
· à la violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des Droits de l’Homme du fait de la disparition de Ruslan Alikhadzhiyev ;
· à la violation de l’article 2 en raison de l’absence d’enquête effective sur les circonstances de la disparition de M. Alikhadzhiyev ;
· à la non-violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) en ce qui concerne les mauvais traitements que M. Alikhadzhiyev aurait subis ;
· à la violation de l’article 3 dans le chef de la requérante;
· à la violation de l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) dans le chef de M. Alikhadzhiyev ;
· à la violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) en ce qui concerne les violations alléguées des articles 2 et 3 de la Convention ; et,
· à la non-violation de l’article 38 § 1 a) (obligation de fournir les facilités nécessaires à l’examen de la cause).
En application de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue à la requérante 40 000 euros (EUR) pour dommage moral, ainsi que 3 150 EUR et 1 000 livres sterling (GBP) (soit 1 486,26 EUR) pour frais et dépens. (L’arrêt n’existe qu’en anglais.)
1. Principaux faits
La requérante, Zura Chiiyevna Alikhadzhiyeva, est une ressortissante russe née en 1941 et résidant à Chali (Tchétchénie). Le fils de l’intéressée, Ruslan Alikhadzhiyev, président du Parlement tchétchène de 1997 à 1999, habitait chez elle avec sa femme et quatre jeunes enfants.
Dans sa requête, Mme Alikhadzhiyeva affirmait que son fils avait disparu en mai 2000 après avoir été arrêté par des militaires russes au domicile familial. N’ayant obtenu depuis lors aucune information digne de foi sur le sort qui lui avait été réservé, elle présumait qu’il avait été tué.
Le 17 mai 2000, de nombreux hommes armés portant des uniformes de camouflage et utilisant des véhicules blindés de transport de troupes et des véhicules tout terrain encerclèrent la maison de la requérante, appuyés par deux hélicoptères. Ils arrêtèrent le fils de l’intéressée sans fournir de motif ni présenter de document justifiant cette mesure. Cinq autres hommes résidant dans le voisinage furent appréhendés. Ceux-ci et M. Alikhadzhiyev furent contraints de monter dans un blindé, les yeux bandés, et furent conduits non loin du lieu où ils avaient été arrêtés. Les cinq prisonniers, qui ne revirent jamais le fils de l’intéressée après être arrivés à destination, furent interrogés par des hommes cagoulés qui vérifièrent leur identité et leur demandèrent s’ils avaient pris part aux hostilités en Tchétchénie et ce qu’ils savaient de M. Alikhadzhiyev. Ils passèrent la nuit en cellule dans le lieu en question. Le lendemain, on leur banda à nouveau les yeux, on les fit monter dans un véhicule blindé et on les relâcha dans une forêt proche de Chali.
Le 25 mai 2000, un militaire de haut rang confirma lors d’une conférence de presse que M. Alikhadzhiyev avait été arrêté par les forces de sécurité au cours d’une opération spéciale. Le 1er juin, la presse corrobora les déclarations de l’officier en se référant à des sources officielles. En septembre 2000, le substitut du procureur général déclara que M. Alikhadzhiyev avait été enlevé par un groupe armé inconnu et qu’il avait été tué en août 2000.
Le 7 juillet 2000 (le 27 juillet 2000 selon le Gouvernement), une enquête préliminaire concernant l’enlèvement de M. Alikhadzhiyev fut ouverte. Toutefois, la requérante et les hommes qui avaient été détenus en même temps que son fils ne furent entendus qu’en octobre 2000 et mars 2001. En mars 2001, l’intéressée se vit reconnaître le statut de victime dans la procédure en question. En août 2001, les autorités tentèrent d’identifier les unités qui avaient pris part à l’arrestation. Entre juillet 2000 et avril 2004, l’enquête fut suspendue à 11 reprises.
Les membres de famille de M. Alikhadzhiyev n’eurent de cesse de le retrouver. Ils ont saisi les autorités et les organes administratifs compétents, attiré l’attention des médias et des personnalités publiques sur sa disparition et se sont rendus dans des centres de détention. Le nom du fils de l’intéressée ne figure dans aucun registre. L’enquête menée par les autorités n’a pas permis d’établir le sort qui lui avait été réservé. Personne n’a jamais été inculpé.
2. Procédure et composition de la Cour
La requête a été introduite devant la Cour européenne des Droits de l’Homme le 23 mars 2001 et déclarée recevable le 8 décembre 2005.
L’arrêt a été rendu par une chambre de 7 juges composée de :
Christos Rozakis (Grec), président,
Loukis Loucaides (Cypriote),
Nina Vajić (Croate),
Anatoli Kovler (Russe),
Khanlar Hajiyev (Azerbaïdjanais),
Dean Spielmann (Luxembourgeois),
Sverre Erik Jebens (Norvégien), juges,
ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section.
Griefs
Invoquant les articles 2 et 5 de la Convention, la requérante alléguait que son fils avait été illégalement détenu et tué par des agents de l’Etat, reprochant en outre aux autorités de ne pas avoir mené une enquête satisfaisante sur les circonstances de la détention et de la mort de M. Alikhadzhiyev. Sur le terrain de l’article 3, elle soutenait que son fils avait subi des mauvais traitements et se plaignait de l’angoisse et de la détresse émotionnelle qu’elle avait ressentie du fait de la disparition de celui-ci, ainsi que de la façon dont les autorités avaient réagi face à cette situation. Sous l’angle de l’article 13, elle alléguait qu’elle n’avait pas disposé d’un recours effectif pour faire redresser les griefs qu’elle tirait des articles 2, 3 et 5. Enfin, elle reprochait notamment au Gouvernement de ne pas avoir communiqué des pièces dont la Cour avait demandé la production, au mépris de l’article 38 § 1 a).
Décision de la Cour
Article 2
Sur le droit à la vie de Ruslan Alikhadzhiyev
Il ne prête pas à controverse entre les parties que Ruslan Alikhadzhiyev a été arrêté le 17 mai 2000 à son domicile de Chali par un groupe important d’hommes armés vêtus de tenues de camouflage. Le fait qu’un groupe d’individus tel que celui qui a été décrit – appuyé par des véhicules et des hélicoptères militaires – a pu procéder à une arrestation en plein jour dans une agglomération étaie fortement la thèse de l’intéressée selon laquelle ceux-ci étaient des militaires. Les cinq hommes appréhendés en même temps que M. Alikhadzhiyev ont relaté leur détention, leur interrogatoire et leur remise en liberté en des termes qui appuient cette conclusion, laquelle fut plus tard corroborée par des comptes rendus parus dans la presse. Les autorités chargées de l’enquête sur le plan interne ont également retenu cette version des faits et ont cherché à savoir si les forces de l’ordre avaient été impliquées dans la détention du fils de l’intéressée.
La Cour relève avec une vive préoccupation qu’un certain nombre d’affaires ont été portées devant elle qui laissent à penser que le phénomène des « disparitions » était répandu en Tchétchénie. Elle observe aussi que, lorsqu’une personne est arrêtée par des militaires non identifiés sans que la détention soit par la suite reconnue, on peut considérer, dans le cadre du conflit tchétchène, qu’il s’agit là d’une situation où la vie de la personne est en danger. Le fait qu’aucune source digne de foi ou officielle n’a pu fournir d’information sur le sort de M. Alikhadzhiyev depuis plus de six ans confirme cette hypothèse. Aucune des mesures qui s’imposaient pour la conduite d’une enquête effective n’a été prise dans la période cruciale des premiers jours ou des premières semaines après l’arrestation, situation qui a largement contribué à l’éventualité d’une disparition. En outre, l’attitude des autorités face aux griefs de la requérante conduit la Cour à présumer que celles-ci ont acquiescé à la situation et l’amène à douter de l’objectivité de l’enquête.
La Cour en conclut qu’il a été établi au-delà de tout doute raisonnable que M. Alikhadzhiyev doit être présumé mort à la suite de sa détention par des membres de l’armée de l’Etat défendeur. Les autorités n’ayant fourni aucune explication plausible quant au sort qui fut réservé à M. Alikhadzhiyev à l’issue de sa détention et n’ayant invoqué aucun motif pour justifier le recours de leurs agents à la force meurtrière, il s’ensuit que la responsabilité du décès présumé doit être imputée aux autorités russes. Partant, il y a eu violation de l’article 2.
Sur l’inadéquation de l’enquête menée
L’enquête n’a été ouverte que plus deux mois après l’arrestation de M. Alikhadzhiyev et sa progression a été entravée par des retards inexplicables, notamment en ce qui concerne l’interrogatoire des témoins clés, l’octroi du statut de victime à la requérante et les investigations visant à l’identification des unités impliquées dans l’arrestation. La Cour estime que les retards en question excèdent manifestement les délais que l’on peut tolérer dans les enquêtes portant sur des délits tels que l’enlèvement, pour lesquels l’on doit prendre des mesures décisives immédiatement après que les faits se sont produits.
En outre, les autorités ont omis de procéder à certaines vérifications. Ni les unités impliquées dans l’opération litigieuse ni le lieu où les détenus avaient été conduits n’ont été identifiés. Les responsables locaux, les militaires et les policiers n’ont jamais été interrogés. L’annonce qu’un officier de haut rang avait faite à la presse n’a suscité aucune question.
La requérante n’a pas été tenue informée des progrès de l’enquête. Pendant quatre ans environ, les autorités se sont bornées à l’avertir de temps à autre des suspensions et des reprises de la procédure. Les procureurs chargés de superviser les investigations ont critiqué la manière dont l’enquête a été conduite et les mesures qu’ils ont ordonné aux autorités de prendre ont apparemment été ignorées ou exécutées avec un retard excessif.
Aussi la Cour juge-t-elle que les autorités sont restées en défaut de mener une enquête pénale effective au sujet des circonstances ayant entouré la disparition et le décès présumé de M. Alikhadzhiyev. En conséquence, elle dit qu’il y a aussi eu violation de l’article 2 de ce chef.
Article 3
En ce qui concerne Ruslan Alikhadzhiyev
Les dépositions produites par la requérante ne contiennent pas suffisamment d’éléments pour conduire la Cour à conclure au-delà de tout doute raisonnable que M. Alikhadzhiyev a été soumis à des mauvais traitements après avoir été arrêté. La Cour ne peut donc conclure à la violation de l’article 3 de ce chef.
En ce qui concerne la requérante
L’intéressée est la mère de Ruslan Alikhadzhiyev. Elle a été témoin de l’arrestation de celui-ci et est sans nouvelles de lui depuis plus de six années, pendant lesquelles elle s’est adressée à divers services officiels pour connaître son sort, tant par écrit qu’en se rendant sur place. On lui a répondu la plupart du temps pour nier la responsabilité de l’Etat ou simplement pour l’informer qu’une enquête était en cours, sans lui fournir d’explication plausible sur le sort qui avait été réservé à son fils.
Eu égard à ce qui précède, la Cour juge que la requérante a connu et continue de connaître de la détresse et de l’angoisse à la suite de la disparition de son fils et de l’impossibilité où elle se trouve de savoir ce qui lui est arrivé. Force est de considérer que la manière dont les plaintes de l’intéressée ont été traitées par les autorités constitue un traitement inhumain. La Cour conclut donc à la violation de l’article 3 dans le chef de la requérante.
Article 5
Il n’existe aucune trace officielle de l’endroit où le fils de la requérante a été détenu ou de ce qu’il est advenu de lui par la suite. La Cour considère que cette situation constitue une lacune des plus graves, car cela a permis aux personnes responsables d’une privation de liberté de cacher leur implication dans un crime et de ne pas avoir à s’expliquer à cet égard.
Il ressort clairement des conclusions de la Cour ci-dessus que les autorités sont restées en défaut de prendre avec promptitude les mesures propres à protéger M. Alikhadzhiyev contre l’éventualité d’une disparition.
En conséquence, la Cour estime que Ruslan Alikhadzhiyev a fait l’objet d’une détention non reconnue, dépourvue des garanties consacrées par l’article 5, situation qui constitue une violation particulièrement grave du droit à la liberté et à la sûreté.
Article 13
L’enquête pénale menée au sujet de la disparition et du décès de M. Alikhadzhiyev a manqué d’effectivité, emportant ainsi ineffectivité de toutes les autres voies de droit qui pouvaient exister, notamment les recours civils évoqués par le Gouvernement. Dès lors, l’Etat a manqué à ses obligations découlant de l’article 13. En conséquence, il y a eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 2 et 3. La Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 5.
Article 38 § 1 (a)
Le Gouvernement a refusé de soumettre à la Cour les documents versés au dossier de l’enquête préliminaire qu’elle l’avait invité à produire au stade de la communication de la requête. En février 2006, après que la Cour eut déclaré la requête recevable et réitéré sa demande de communication des pièces en question, le Gouvernement s’est exécuté.
La Cour estime que le retard mis dans la communication de l’information requise n’a pas nui à l’établissement des faits et ne l’a pas empêchée d’examiner la cause de manière appropriée. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 38. Dès lors, elle conclut à la non-violation de l’article 38 § 1 a).
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