Atabaieva et autres c. Russie
Le cas de la CEDH du Atabaieva et autres c. Russie (requête no. 26064/02).
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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
428
12.6.2008
Communiqué du Greffier
ARRÊT DE CHAMBRE
ATABAÏEVA ET AUTRES c. RUSSIE
La Cour européenne des droits de l’homme a communiqué aujourd’hui par écrit son arrêt de chambre dans l’affaire Atabaïeva et autres c. Russie (requête no 26064/02).
La Cour conclut, à l’unanimité :
· au non-respect de l’article 38 § 1 a) (obligation de fournir toutes facilités nécessaires à l’examen de l’affaire) de la Convention européenne des droits de l’homme, dès lors que le Gouvernement a refusé de soumettre certains documents demandés par la Cour ;
· à la violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention en ce qui concerne Ramzan Koukouïev ;
· à la violation de l’article 2, à raison du manquement de l’Etat défendeur à mener une enquête effective sur les circonstances de la disparition de Ramzan Koukouïev ;
· à la violation de l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) en ce qui concerne Ramzan Koukouïev ; et,
· à la violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) en ce qui concerne la violation alléguée de l’article 2.
En application de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue aux requérantes, conjointement, 10 000 euros (EUR) pour le dommage matériel, 35 000 EUR pour le dommage moral, ainsi que 5 650 EUR pour les frais et dépens. (L’arrêt n’existe qu’en anglais.)
1. Principaux faits
Les requérantes, Mariam Khassanovna Atabaïeva, Radima Ramzanovna Koukouïeva, Makka Ramzanovna Koukouïeva et Markha Ramzanovna Koukouïeva sont des ressortissantes russes nées respectivement en 1973, 1993, 1996 et 1998. Elles résident à Tsa-Vedeno (Tchétchénie). Elles sont l’épouse et les filles de Ramzan Koukouïev, né en 1966.
D’après leur récit, au matin du 3 mai 2001 les forces fédérales russes lancèrent une opération de « ratissage » dans leur village de Tsa-Vedeno.
Entre 5 heures et 6 heures du matin ce jour-là, un groupe d’environ quarante soldats pénétrèrent dans la maison où vivaient les Koukouïev ainsi que d’autres membres de la famille. Deux ou trois des militaires portaient des masques. Ramzan Koukouïev fut sommé de montrer ses papiers d’identité, ce qu’il fit en produisant également un certificat médical attestant qu’il était inapte au travail. Les hommes de la famille furent emmenés dans la cour, reçurent l’ordre d’enlever leurs chemises et furent fouillés. Les soldats fouillèrent également l’habitation.
Les soldats forcèrent ensuite Ramzan Koukouïev, son frère et deux cousins à monter dans un véhicule blindé, lequel repartit. Son épouse essaya de les suivre mais les soldats la menacèrent avec des armes à feu. L’une des filles de Ramzan Koukouïev, âgée de quatre ans, courut après son père mais l’un des soldats la repoussa, de sorte qu’elle tomba et se fractura la clavicule.
Comme d’autres habitants de Tsa-Vedeno arrêtés durant l’opération de « ratissage », Ramzan Koukouïev fut emmené dans une base de l’armée fédérale située en périphérie du village.
Selon un habitant du village détenu en même temps, dans la soirée les soldats ordonnèrent aux villageois de se mettre en rang. Ils sommèrent certains d’entre eux, dont Ramzan Koukouïev, de sortir du rang. Ils leur bandèrent les yeux et les firent monter dans un hélicoptère de l’armée. L’hélicoptère et les soldats partirent en direction de la ville de Chali. Nul n’a revu Ramzan Koukouïev depuis lors.
Les événements du 3 mai 2001, notamment la détention et la disparition de Ramzan Koukouïev, ont été rapportés par un certain nombre d’ONG œuvrant dans le domaine des droits de l’homme, en particulier Human Rights Watch (qui en avril 2002 a publié une enquête sous le titre « Vus pour la dernière fois (…) : les « disparitions » se poursuivent en Tchétchénie ») et le Centre des droits de l’homme « Memorial » (juin 2003).
D’après la version présentée par le Gouvernement, le 3 mai 2001, aux environs de 11 heures, des individus non identifiés portant des masques et des tenues de camouflage et armés de mitrailleuses arrivèrent au village de Tsa-Vedeno dans des véhicules blindés. Ils appréhendèrent 14 habitants du village, qu’ils emmenèrent vers une destination inconnue. Par la suite, tous les villageois furent relâchés à l’exception de Ramzan Koukouïev et de deux autres personnes.
A partir du 4 mai 2001, la première requérante s’adressa à plusieurs reprises à divers organes publics, notamment au bureau du commandant de l’armée, au parquet du district de Vedono (« le parquet de district »), à d’autres parquets de différents niveaux, aux services du président de la Russie et à l’envoyé spécial du président russe pour les droits de l’homme en République tchétchène. Elle les informa que son mari avait été arrêté et sollicita leur aide ainsi que des informations sur l’enquête. Dans la plupart des cas, ses demandes de renseignements demeurèrent sans réponse, ou bien elle ne reçut que des réponses formelles indiquant que l’on avait fait suivre ses demandes à différents parquets.
La première requérante ne fut pas informée à bref délai de la décision, prise en novembre 2001, d’ouvrir une enquête pénale sur l’enlèvement de son époux. Par la suite, l’enquête en question fut interrompue à plusieurs reprises, sans que l’intéressée se voie notifier les décisions pertinentes. Les organes chargés de l’instruction ont interrogé celle-ci plusieurs fois, mais aucun autre membre de la famille Koukouïev ni aucun voisin n’ont jamais été entendus.
L’enquête n’a pas permis d’établir l’implication de l’armée russe. Elle n’a pas non plus permis d’identifier les éventuels auteurs de l’enlèvement ou de découvrir où se trouvait Ramzan Koukouïev.
Bien que la Cour lui ait adressé des demandes spécifiques à deux reprises, le Gouvernement a refusé de fournir copie de l’intégralité du dossier d’enquête, affirmant que l’instruction était en cours et que la divulgation des documents serait contraire à l’article 161 du code de procédure pénale parce que le dossier contenait des informations d’ordre militaire ainsi que des données à caractère personnel concernant les témoins.
Le Gouvernement a uniquement soumis une liste de pièces du dossier, laquelle a permis d’établir que le dossier comportait au moins 186 pages et divers documents d’ordre procédural.
2. Procédure et composition de la Cour
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 28 juin 2002 et a été déclarée en partie recevable le 7 juin 2007.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Christos Rozakis (Grec), président,
Nina Vajić (Croate),
Anatoly Kovler (Russe),
Elisabeth Steiner (Autrichienne),
Khanlar Hajiyev (Azerbaïdjanais),
Dean Spielmann (Luxembourgeois),
Sverre Erik Jebens (Norvégien), juges,
ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section.
Griefs
Les requérantes affirmaient notamment que Ramzan Koukouïev avait disparu après avoir été arrêté illégalement par des soldats russes et que les autorités nationales n’avaient pas procédé à une enquête effective sur leurs allégations ; que leur droit au respect de leur vie privée et familiale avait été violé en raison de l’arrestation illégale et de la disparition de leur époux et père ; qu’elles avaient été privées de recours effectifs pour se plaindre de ces violations. Elles invoquaient les articles 2 (droit à la vie), 5 (droit à la liberté et à la sûreté), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 13 (droit à un recours effectif).
Décision de la Cour
Article 38 § 1 a)
Les requérantes alléguaient que leur proche avait été arrêté illégalement par les autorités et avait ensuite disparu. Elles affirmaient également qu’aucune enquête adéquate n’avait eu lieu. Compte tenu de ces allégations, la Cour a prié le Gouvernement de produire les pièces du dossier de l’enquête pénale ouverte au sujet de l’enlèvement. La Cour estimait que les éléments contenus dans ce dossier étaient cruciaux pour l’établissement des circonstances de l’espèce.
Si certains documents ont pu être détruits par un incendie en 2002, cela n’explique pas pourquoi les éléments qui ont dû être versés au dossier au cours des années ultérieures n’ont pas été soumis à la Cour. L’explication fournie par le Gouvernement sur le fondement de l’article 161 du code de procédure pénale ne suffit pas à justifier la non-divulgation des informations essentielles demandées. Rappelant l’importance de la coopération du gouvernement défendeur dans une procédure fondée sur la Convention, la Cour juge qu’il y a eu violation de l’obligation, posée à l’article 38 § 1 a), de lui fournir toutes facilités nécessaires à l’établissement des faits.
Appréciation des faits
La Cour constate que les requérantes ont établi un commencement de preuve selon lequel Ramzan Koukouïev a été appréhendé par des soldats fédéraux. Depuis le 3 mai 2001, il n’y a pas eu de nouvelles fiables de lui. Son nom n’a été trouvé dans aucun registre officiel de détention et le Gouvernement n’a soumis aucune explication quant à ce qui lui était arrivé à la suite de son enlèvement.
Dans le contexte du conflit en République tchétchène, lorsqu’une personne est arrêtée par des soldats non identifiés et qu’il n’y a pas reconnaissance ultérieure de sa détention, cette situation peut être considérée comme une menace pour la vie. L’absence de Ramzan Koukouïev ou de nouvelles de lui depuis plusieurs années corroborent ce présupposé.
En conséquence, la Cour estime que Ramzan Koukouïev doit être présumé mort à la suite de sa détention non reconnue par des soldats fédéraux.
Article 2
Concernant la violation alléguée du droit à la vie de Ramzan Koukouïev
La Cour a jugé établi que Ramzan Koukouïev devait être présumé décédé à la suite de son arrestation non reconnue par des soldats fédéraux et que son décès pouvait être imputé à l’Etat. En l’absence d’une quelconque justification quant au recours à la force meurtrière par des agents de l’Etat, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2.
Concernant le caractère prétendument inapproprié de l’enquête sur l’enlèvement
Bien que les requérantes aient alerté les autorités sur-le-champ, l’enquête n’a été ouverte que près de sept mois après l’enlèvement. Ce délai est, en soi, de nature à compromettre une enquête sur un crime tel qu’un enlèvement commis dans des circonstances menaçant la vie, situation dans laquelle d’importantes mesures doivent être prises dès les premiers jours.
Les délais considérables, parfois de plusieurs années, pour prendre d’importantes mesures d’enquête non seulement démontrent le manquement des autorités à agir d’office mais de plus constituent un manquement à l’obligation de faire preuve d’une diligence et d’une rapidité exemplaires face à un crime d’une telle gravité.
De plus, les enquêteurs n’ont pas veillé à conférer à l’enquête le degré requis de contrôle du public ou à protéger, dans le cadre de la procédure, les intérêts des parents les plus proches.
Dans ces conditions, la Cour constate que les autorités ont failli à l’obligation de mener une enquête pénale effective sur la disparition de Ramzan Koukouïev, au mépris de l’article 2.
Article 5
La Cour estime que Ramzan Koukouïev a subi une détention non reconnue et a été privé des garanties contenues à l’article 5 ; d’où une violation particulièrement grave du droit à la liberté et à la sûreté consacré par cette disposition.
Article 8
La Cour dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief des requérantes tiré de l’article 8.
Article 13
Dans des circonstances où, comme en l’espèce, l’enquête pénale sur une disparition survenue dans des circonstances menaçant la vie a été ineffective et où l’effectivité de tout autre recours – y compris de caractère civil – ayant pu exister a donc été sapée, l’Etat a failli à son obligation découlant de l’article 13 de la Convention.
Dès lors, il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 2.
Aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 13 combiné avec l’article 5.
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