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Grinberg c. Russie

Ajouté par on Tuesday, 1 September 2009.    408 views Aucun commentaire
Grinberg c. Russie

Le cas de la CEDH du Grinberg c. Russie (requête no. 23472/03).

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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME

410

21.7.2005

Communiqué du Greffier

Arrêt de chambre
GRINBERG c. RUSSIE

La Cour européenne des Droits de l’Homme a communiqué aujourd’hui par écrit son arrêt dans l’affaire Grinberg c. Russie (requête no 23472/03).

La Cour dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des Droits de l’Homme.

En application de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue au requérant 120 euros (EUR) pour dommage matériel et 1 000 EUR au titre des frais et dépens. (L’arrêt n’existe qu’en anglais.)

1.  Principaux faits

Le requérant, Isaak Pavlovitch Grinberg, est un ressortissant russe né en 1937 et résidant à Oulianovsk (Russie).

Le 6 septembre 2002, le journal Goubernïa publia un article dans lequel l’intéressé avait écrit au sujet du général V.A. Chamanov – le vainqueur des élections au poste de gouverneur de la région d’Oulianovsk – que celui-ci « menait une guerre » contre la presse indépendante et les journalistes. L’article en question évoquait également le soutien que le général Chamanov avait apporté à un colonel auteur d’un meurtre sur une jeune femme Tchétchène de 18 ans et se concluait par ces mots : « ni honte ni scrupules ! ».

Le 10 septembre 2002, M. Chamanov engagea une action civile en diffamation contre le requérant, le bureau de la rédaction du journal en question et le fondateur de celui-ci – le Goryatchev-Fond, une fondation d’aide aux communautés défavorisées au motif que l’allégation selon laquelle il n’aurait « ni honte ni scrupules » était fausse et portait atteinte à sa réputation et à son honneur.

Le 14 novembre 2002, le tribunal de district de Leninski (région d’Oulianovsk) jugea que les propos litigieux étaient attentatoires à l’honneur, à la dignité et à la réputation professionnelle du plaignant et que l’intéressé n’avait pas démontré la véracité de ses allégations. Il condamna la fondation et le requérant à payer respectivement 5 000 et 2 500 roubles (soit 200 et 100 EUR) à M. Chamanov en réparation du préjudice moral qu’ils lui avaient causé. Il imposa en outre à la fondation de faire publier le dispositif du jugement dans un encart rectificatif.

L’intéressé interjeta appel de ce jugement, soulignant que le tribunal de district n’avait pas distingué entre opinions et déclarations de fait. Il alléguait, d’une part, qu’il était libre de ses opinions et avait le droit d’en faire état en vertu de l’article 29 de la Constitution russe et, d’autre part, que les propos litigieux par lesquels il avait exprimé ses convictions personnelles étaient d’usage courant dans la langue russe.

Le 24 décembre 2002, le tribunal régional d’Oulianovsk confirma le jugement du 14 novembre 2002, estimant que « la thèse selon laquelle (…) le tribunal aurait confondu les termes « opinions » et « énonciations » (сведения) ne pouvait être retenue dans la mesure où le point de vue du requérant avait été divulgué dans un média public et était devenu une énonciation au moment de la publication de celui-ci ».

Les démarches ultérieurement entreprises par l’intéressé en vue d’obtenir l’ouverture d’une procédure de révision se sont révélées vaines.

2.  Procédure et composition de la Cour

Introduite devant la Cour européenne des Droits de l’Homme le 23 juin 2003, la requête a été déclarée recevable le 28 octobre 2004.

L’arrêt a été rendu par une chambre composée de sept juges, à savoir :

Christos Rozakis (Grec), président,
Peer Lorenzen (Danois),
Nina Vajić (Croate),
Snejana Botoucharova (Bulgare),
Anatoli Kovler (Russe),
Elisabeth Steiner (Autrichienne),
Khanlar Hajiyev (Azerbaïjanais), juges,

ainsi que de Santiago Quesada, greffier adjoint de section.

3.  Résumé de l’arrêt

Grief

Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant dénonçait une atteinte à son droit de communiquer des informations et des idées.

Décision de la Cour

La Cour relève que les parties s’accordent à dire que les décisions prononcées dans le cadre de l’action en diffamation s’analysent en une « ingérence » dans la liberté d’expression de l’intéressé. De même, elles ne contestent pas que l’atteinte en question fût « prévue par la loi » – notamment par l’article 152 du code civil – et poursuivît « un but légitime » en ce qu’elle tendait à protéger la réputation ou les droits d’autrui. Le différend porte en l’occurrence sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », c’est-à-dire si celle-ci répondait à un « besoin social impérieux », était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier étaient pertinents et suffisants.

Pour se prononcer, la Cour doit en l’espèce tenir compte d’un élément particulièrement important, à savoir la distinction entre déclarations de fait et jugements de valeur. Les juridictions internes ont condamné le requérant au motif que celui-ci n’avait pu prouver la véracité de son allégation selon laquelle M. Chamanov n’avait « ni honte ni scrupules ».

La Cour observe qu’en matière de diffamation, le droit russe en vigueur à l’époque pertinente n’établissait pas de distinction entre jugements de valeurs et déclarations de fait, car il ne comportait que la notion d’« énonciation » («сведения»), et partait du principe que la preuve de la véracité de toute énonciation pouvait être exigée devant les juridictions civiles. Quel que soit le contenu des « énonciations » en cause, celui qui les diffusait devait démontrer leur véracité en justice. Eu égard à ces dispositions légales, les juridictions internes n’ont pas recherché si la déclaration litigieuse reprochée à l’intéressé pouvait s’analyser en un jugement de valeur dont la preuve ne pouvait être rapportée.

La Cour rappelle cependant que si la matérialité de faits peut se prouver, les jugements de valeur ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Pour ces derniers, l’obligation de preuve est impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 de la Convention.

La Cour estime que la déclaration litigieuse constitue un parfait exemple de jugement de valeur. Le requérant a été reconnu responsable du dommage prétendument causé à la réputation de M. Chamanov pour la seule raison qu’il n’est pas parvenu à prouver que celui-ci n’avait effectivement « ni honte ni scrupules », ce qui était impossible à démontrer.

Dans son appréciation de la cause, la Cour doit également tenir compte du fait que la déclaration litigieuse s’inscrivait dans le contexte d’un article portant sur une question d’intérêt général, celle de la liberté des média dans la région d’Oulianovsk. L’article en question dénonçait le comportement de M. Chamanov, un gouverneur de région élu par le peuple, autrement dit un politicien à l’égard duquel les limites de la critique admissible sont plus larges que pour un simple particulier. Les faits sur lesquels portait la critique ne prêtaient pas à controverse et l’intéressé n’avait pas exprimé son opinion de manière agressive.

Les juridictions internes n’ont pas établi de manière convaincante l’existence d’un besoin social impérieux propre à justifier que la protection de la réputation de l’homme politique mis en cause prévalût sur la liberté d’expression du requérant et l’intérêt général attaché à la promotion de cette liberté dans un domaine où étaient en jeu des questions d’intérêt public. A cet égard, il ne ressort pas des décisions prononcées par les juridictions internes que les déclarations du requérant aient causé du tort à la carrière politique ou à la vie professionnelle de M. Chamanov.

En conclusion, la Cour estime que l’ingérence dénoncée n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » ; dès lors, il y a eu violation de l’article 10.

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