Grozny – “La guerre d’après”
La prise de la capitale tchétchène par les Russes, en février 2000, a marqué la fin du conflit avec les “séparatistes”. Depuis, dans les rues de la ville reconstruite, et jusque dans les maisons, Ramzan Kadyrov, le despote installé par Poutine, fait régner la terreur, fait vivre un enfer à la population.
Voilà un an et demi que Lipchan ne sourit plus. Entre l’inhumanité de la police du président Ramzan Kadyrov, une vie en fracas et le décès de son seul fils pendant la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2000), elle n’en a guère l’occasion. Et même si elle le voulait, Lipchan ne peut plus sourire depuis ce matin où les “kadyrovtsy”, miliciens du despote nommé par Vladimir Poutine en 2007, sont venus chez elle. Il est 5 heures, ce jour de février 2011, lorsque quatre hommes abattent la frêle porte d’entrée aux planches mitées. C’est après son mari, Malik, qu’ils en ont. Ils l’accusent d’avoir prêté son 4×4, une nuit, à des opposants qui voulaient transporter “du matériel de guerre”. En fait d’arsenal, Lipchan assure qu’il s’agissait “d’une pelle, d’une fourche et d’un sécateur pour qu’un ancien voisin s’occupe d’un potager”.
Mais ça, Malik n’a pas le temps de l’expliquer. Un des policiers lui écrase le visage sur le sol terreux avec sa chaussure de sécurité. Et lui ordonne d’avouer sinon, ils s’occuperont de sa “pute d’arabe”. “Mon mari est fort, murmure Lipchan. Pendant la seconde guerre contre les Russes, des soldats l’avaient battu comme un chien. Il avait juré qu’il ne se laisserait plus faire.” Malik s’en tenant à sa résolution, un policier plaque Lipchan au sol. “Il puait l’alcool et me hurlait dessus pour que je finisse par dire que mon mari soutenait les maquisards. Comme lui, je n’ai pas dit un mot. Quelques secondes, je nous ai sentis très proches. On était complices dans notre façon de résister à ces brutes”, chuchote-t-elle. Le policier perd patience.
Le policier sort un couteau et entaille Lipchan de chaque côté de la bouche. Jusqu’aux molaires. “Je n’ai même pas crié, ça lui aurait fait trop plaisir. J’ai juste perdu connaissance quelques minutes. Lorsque je suis revenue à moi, mon mari m’aspergeait dans le lavabo, l’eaume piquait la chair et ma tunique me collait à la peau tellement il y avait de sang.”
Plusieurs mois ont passé et Lipchan pleure presque chaque fois qu’elle croise un miroir. Avant, le couple en possédait un, mais elle a préféré le donner. “Un monstre n’aime pas se regarder”, dit-elle. Lipchan a redouté que Malik la quitte. Il est resté et elle a beaucoup pleuré. De joie et de tristesse.
“Pouvoir absolu”
Des histoires comme celle de ce couple sont courantes en Tchétchénie où sévit désormais la guerre de l’après. Celle qui tombe sur la nuque. Insidieuse et muette. Qui s’invite dans les maisons. Qui sabote toute idée de reconstruction apaisée d’une société. Oui, la Tchétchénie est toujours en état de siège. Même si sa capitale, Grozny, n’en laisse plus rien paraître. Hier en lambeaux, rasée bloc par bloc par l’artillerie russe, elle étale aujourd’hui d’impudiques gratte-ciel, derniers joujoux sortis de l’imaginaire détraqué du despote Kadyrov. Le soir, lorsque le soleil se range derrière les montagnes pelées, les tours de verre s’illuminent sous des projecteurs aux couleurs de l’arc-en-ciel. Ce quartier d’affaires, baptisé Grozny City, vaisseau mégalo tout de cyrillique vêtu, a un goût d’outrage pour une population civile à genoux.
Fondateur du Comité contre la torture, une ONG luttant contre les violences policières en Russie, Igor Kaliapine participait, fin octobre à Paris, à un grand colloque sur la question des droits de l’homme en Tchétchénie. Avec son équipe de juristes professionnels, il a fait condamner 90 policiers en Russie depuis 2000. Toutefois, en Tchétchénie, la marge de manoeuvre est bien plus étroite:
“On espérait pourtant pouvoir y faire le même travail mais, jusqu’ici, on n’a obtenu la condamnation d’aucun policier. Nous menons une quinzaine d’enquêtes [sur des disparitions, ndlr] depuis 2009, aucune ne pourra aboutir. En Tchétchénie, la seule institution de droit quimarche, c’est la police de Kadyrov qui n’obéit qu’à lui. Le reste ne fonctionne pas. Ni les tribunaux ni la procurature [leministère public], rien. Le pouvoir de Kadyrov est absolu. Il demeurera stable tant qu’il recevra l’argent des mains d’Allah, c’est-à-dire de Poutine”, confiait-il à Notre confrère de Rue89, Jean-Pierre Thibaudat.
Supermarché du kidnapping
Au royaume de Kadyrov, on raconte que la coutume veut que l’on fasse payer aux familles les corps de leurs proches décédés en prison. On dit aussi que le tyran étouffe des pans entiers de la société en les asséchant financièrement. “Il a mis en place un système de contrôle pyramidal extrêmement sophistiqué, explique Aude Merlin, membre du département de sciences politiques de l’Université libre de Bruxelles (ULB) et auteur d’Ordres et désordres au Caucase (1). Une des clés de son pouvoir se trouve dans la constitution du ‘fonds Kadyrov’. Cette réserve d’argent quasi illimitée, créée par son père, lui permet à la fois de tout noyauter et de se racheter une virginité aux yeux de la communauté internationale, via de grandes opérations de communication”. Selon une source diplomatique bien informée mais désirant garder l’anonymat, ce fonds “extrêmement opaque” serait en partie alimenté par “un savant mécanisme de racket des Tchétchènes vivant à l’étranger. Une grosse communauté est par exemple présente à Londres et des transferts de sommes importantes en livres sterling et en dollars sont constatés assez régulièrement.”
Aujourd’hui, ce chaos fait prospérer une flopée de petits groupes criminels dans la province. Ils se disent que leurs méfaits seront de toute façon imputés à Kadyrov tant celui-ci suscite un rejet épidermique auprès des civils. Résultat: dans l’espoir d’une rançon, des Tchétchènes enlèvent des Tchétchènes. Des Ingouches, une autre minorité caucasienne, enlèvent des Ingouches. Et la Tchétchénie devient un vaste supermarché du kidnapping. “On assiste à une complexification des règles établies à l’échelon local, atteste Amnesty International. La situation dans certains villages pris en tenailles entre les zones rebelles [contrôlées par des maquisards supposés proches d’Al-Qaeda, ndlr] et celles quadrillées par le régime est très inquiétante. Les familles sont en permanence sous pression et l’économie est exsangue.”
“Tout est mis en oeuvre par Kadyrov pour que la population ne se sente pas en paix. […] La police fait en sorte que l’on éprouve sans arrêt son souffle chaud” – Mavka restaurateur à Grozny
“L’inhumanité ordinaire”
Au nord de Grozny, dans un “khrouchtchevi” décrépi (barre de cinq étages construite sous Khrouchtchev) auquel conduit une route au goudron facétieux, Mavka reçoit autour d’un thé au chou-fleur. L’odeur est aussi âcre que son intérieur est vétuste. Les fils électriques dévalent les murs. Sur le rebord de la fenêtre, un chatmaigrelet toise le visiteur d’un regard sournois. Mavka n’a jamais eu de problèmes particuliers avec ce qu’il appelle encore la militsia (la police de l’époque soviétique). Mais, il reconnaît que “tout est mis en oeuvre par Kadyrov pour que la population ne se sente pas en paix. Par des incivilités quotidiennes, la police fait en sorte que l’on éprouve sans arrêt son souffle chaud derrière nous. La nuit, de façon tout à fait inutile, ils patrouillent parfois dans les cages d’escaliers. Ils foutent des coups de pied dans les portes et crient: ‘Vous dormez bien les minables!’ Ça dure une demi-heure, puis ils repartent. C’est de l’inhumanité ordinaire.”
Mavka a ouvert, il y a deux ans, une petite enseigne de restauration rapide. Il prépare les très prisées chepelgash, des galettes fourrées au fromage local, ou le khingalush, un chausson au potiron. En quelques minutes, leurs effluves adoucissent l’ambiance. Les hommes attablés dégagent un mélange de transpiration et de patchouli.Du dehors proviennent les inflexions de l’appel à la prière, donnant à la scène la quiétude d’un tableau caucasien. Mais la souffrance n’est jamais loin.
Azat, grande tige au faciès buriné, doute “de pouvoir vivre un jour totalement libéré”. Il l’espère surtout pour ses enfants, car lui “n’a plus beaucoup de temps avant la fin”. Il dit être malade. On ne saura jamais de quoi. Entre deux crêpes, Mavka abonde: “Pour les autorités, cette vie semble pouvoir durer éternellement. C’est normal, eux ont un intérêt à ce que ça se passe comme ça. Ils s’enrichissent, assoient leur domination. Mais nous, on meurt de malheur et de peur. Un peuple, ce n’est pas fait pour faire la guerre.”
(1) Aux éditions de l’université de Bruxelles, avec Silvia Serrano
Par Willy le Devin
Envoyé spécial à Grozny (République tchétchène d’Itchkérie)
Libération – Samedi 10 et Dimanche 11 Novembre 2012
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