Maskhadova et autres c. Russie
Le cas de la CEDH dans les affaires “Maskhadova et autres c. Russie” (requête no. 18071/05).
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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
CEDH 170 (2013)
06.06.2013
Communiqué de presse du Greffier de la Cour
La Cour européenne des droits de l’homme a communiqué aujourd’hui par écrit Le cas de la CEDH dans l’affaire “Maskhadova et autres c. Russie” (requête no. 18071/05).
La mort du dirigeant tchétchène Aslan Maskhadov n’est pas imputable à la Russie mais celle-ci n’aurait pas dû rejeter systématiquement les demandes de restitution de son corps
Dans ses arrêt de chambre non définitifs1 rendus ce jour dans l’affaire Maskhadova et autres c. Russie (requête no 18071/05), la Cour européenne des droits de l’homme conclut :
par cinq voix contre deux, à la violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et de l’article 13 (droit à un recours effectif) combiné avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 8 en ce qui concerne le refus des autorités russes de restituer aux requérants le corp de leur proches ;
L’affaire porte principalement sur le refus des autorités russes de restituer le corp du dirigeant tchétchène Aslan Maskhadov à leur proches. La Cour conclut entre autres que la mort d’Aslan Maskhadov n’est pas directement imputable aux autorités et que celles-ci ont mené une enquête sérieuse sur les circonstances de son décès. La Cour juge qu’en rejetant systématiquement les demandes de restitution de corps de leur proche formulées par la famille concernée, les autorités russes n’ont pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, les buts légitimes que constituent la prévention des troubles à l’ordre publique qui auraient pu survenir lors des obsèques des défunts ainsi que le respect des sentiments des proches des victimes du terrorisme et, d’autre part, le droit des requérants de rendre à leurs défunts un dernier hommage en assistant à leurs funérailles ou en se recueillant devant leur tombe. Bien que pleinement consciente des difficultés que le terrorisme pose aux États, la Cour n’en estime pas moins que le rejet systématique des demandes de restitution des corps formulées par les familles contrevient au devoir des autorités de tenir compte de la situation personnelle de chacun des défunts et de leurs proches. Faute pour les autorités d’avoir procédé à un examen individuel des demandes des requérants, leur décision semble avoir eu pour effet principal de punir ces derniers en leur imputant la responsabilité des actes terroristes commis par leurs proches décédés.
Maskhadova et autres c. Russie
Les requérants dans la première affaire sont Kusama Maskhadova et ses deux enfants, Fatima Maskhadova et Anzor Maskhadov. Ressortissants russes, ils sont nés en 1950, 1983 et 1975 respectivement et résident en Azerbaïdjan, en Norvège et en Suède. L’affaire concerne leur mari et père, Aslan Maskhadov, né en 1951, qui fut l’un des chefs militaires et politiques du mouvement tchétchène durant et après le conflit armé de 1994-1996. Il était accusé d’un certain nombre d’infractions terroristes, notamment d’avoir organisé l’attaque terroriste de l’école de Beslan en septembre 2004, qui coûta la vie à 334 personnes– dont 86 enfants. Il vécut dans la clandestinité jusqu’au 8 mars 2005, date à laquelle son corps fut retrouvé dans un abri souterrain par les forces de sécurité russes au cours d’une opération spéciale.
Les autorités russes ouvrirent une enquête sur la mort d’Aslan Maskhadov dans le cadre des poursuites pénales dirigées contre lui. Cette enquête permit la découverte de nouvelles preuves de l’implication active d’Aslan Maskhadov dans l’organisation de l’attaque terroriste de l’école de Beslan, mais les poursuites pénales furent abandonnées en raison de sa mort. Les autorités russes renoncèrent à ouvrir une enquête sur son décès. Au vu de certains éléments de preuve recueillis sur les lieux de l’incident, notamment des interrogatoires de témoins et des expertises médicolégales, les autorités conclurent qu’Aslan Maskhadov était mort de blessures à la tête occasionnées par des coups de feu qu’un insurgé caché avec lui dans l’abri souterrain avait tirés accidentellement lorsque les forces de sécurité en avait fait sauter l’entrée.
Le 25 mars 2005, les autorités russes décidèrent d’inhumer la dépouille d’Aslan Maskhadov et confièrent cette tâche au gouvernement pro-Moscou en Tchétchénie. En avril 2005, elles rejetèrent la demande de restitution du corps formulée par les requérants. S’appuyant sur un décret de 2003 réglementant l’inhumation des corps des terroristes (« le décret de 2003 ») et la loi sur la répression du terrorisme, elles informèrent les intéressés que les cadavres des terroristes tués à l’occasion d’activités terroristes ne pouvaient être restitués à leurs proches et que le lieu de leur sépulture devait rester secret.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Invoquant notamment l’article 2 (droit à la vie), les requérants alléguaient que, contrairement aux affirmations du Gouvernement, Aslan Maskhadov avait été piégé, détenu puis tué par les forces de sécurité russes et non retrouvé mort. Ils soutenaient également que son décès n’avait pas fait l’objet d’une enquête sérieuse.
Les requérants se plaignaient également de ce que les autorités avaient refusé de leur restituer les dépouilles de leur proche en se fondant sur la législation applicable au terrorisme et alléguaient que celle-ci était discriminatoire en ce qu’elle visait exclusivement les adeptes de la religion musulmane et la communauté tchétchène. Ils invoquaient en particulier les articles 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), 13 (droit à un recours effectif) et 14 (interdiction de la discrimination).
L’arrêt a été rendus par une chambre de sept juges composée de :
Isabelle Berro-Lefèvre (Monaco), présidente,
Elisabeth Steiner (Autriche),
Khanlar Hajiyev (Azerbaïdjan),
Linos-Alexandre Sicilianos (Grèce),
Erik Møse (Norvège),
Ksenija Turković (Croatie),
Dmitry Dedov (Russie),
ainsi que d’André Wampach, greffier adjoint de section.
Décision de la Cour
Article 2
La Cour relève que l’enquête sur la mort d’Aslan Maskhadov, ouverte aussitôt après la découverte du corps de celui-ci, n’a duré que quatre mois environ et qu’elle a rapidement abouti à une décision comportant des conclusions précises sur les circonstances de son décès. Elle constate en outre que cette enquête a été menée par le parquet général, autorité institutionnellement indépendante des responsables de l’opération du 8 mars 2005. De surcroît, la cause de ce décès a été établie par un médecin légiste dont les requérants n’ont pas contesté les conclusions. Enfin, les éléments de preuve recueillis par les enquêteurs, notamment les divers examens et interrogatoires de témoins auxquels ils ont procédé, corroborent pour l’essentiel la version des faits exposée par le Gouvernement. En conséquence, la Cour conclut que les autorités ont agi de bonne foi et que l’enquête menée sur les circonstances de la mort d’Aslan Maskhadov satisfait aux exigences du volet procédural de l’article 2.
En ce qui concerne l’allégation des requérants selon laquelle la Russie est responsable du décès d’Aslan Maskhadov, la Cour observe que les autorités ne pouvaient pas prévoir qu’il se cachait avec d’autres insurgés dans l’abri souterrain avant d’en faire sauter l’entrée, explosion qui a provoqué les tirs accidentels dont il a été victime. Dans ces conditions, les allégations de conspiration ou de collusion entre les autorités et les témoins formulées par les requérants paraissent hypothétiques, voire invraisemblables. Il n’est donc pas établi que les actes reprochés aux autorités sont directement à l’origine de la mort d’Aslan Maskhadov. En conséquence, la Cour conclut à la non-violation du volet matériel de l’article 2.
Article 3
La Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les mêmes faits sous l’angle de l’article 3.
Article 8 (refus de restituer les corps des défunts)
La Cour relève que le droit russe garantit en principe aux proches d’un défunt qui souhaitent célébrer les funérailles de celui-ci la prompte restitution de son corps en vue de son inhumation après l’établissement des causes de sa mort. Le refus des autorités de restituer le corps des proches des intéressés constitue donc une exception à cette règle générale. En outre, cette décision a indiscutablement empêché les requérants d’organiser les obsèques de leurs proches ou d’y prendre part et de savoir où se trouve le lieu de leur sépulture pour pouvoir s’y rendre. Il s’ensuit que le refus des autorités de restituer aux intéressés les corps de leurs proches a porté atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale de tous les requérants.
La Cour constate par ailleurs que le refus des autorités de restituer les corps avait une base légale en droit interne en ce qu’il était fondé sur la loi relative à la répression du terrorisme et le décret de 2003. Elle estime que cette décision poursuivait des buts légitimes, à savoir la prévention des troubles que les partisans d’Aslan Maskhadov ou ses opposants auraient pu créer à l’occasion de ses funérailles et la protection des sentiments des proches des victimes du terrorisme ainsi que le souci de réduire au minimum l’impact psychologique du terrorisme sur la population.
La Cour est consciente des graves difficultés que le terrorisme et la violence qui en découle posent aux États. Toutefois, il lui est difficile d’accepter que les objectifs au demeurant légitimes invoqués par le Gouvernement puissent constituer une justification valable pour refuser aux requérants toute participation aux cérémonies funéraires et toute possibilité de rendre un dernier hommage aux défunts. L’interdiction absolue de révéler le lieu de la sépulture des défunts interdit définitivement l’établissement de tout lien entre les requérants et les restes de leurs proches décédés.
Article 9 (liberté de religion)
La Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les mêmes faits sous l’angle de l’article 9.
Article 13 combiné avec l’article 8
La Cour constate que le refus des autorités de restituer le corps de défunt ne pouvait faire l’objet d’un contrôle juridictionnel effectif. Bien que la décision rendue en 2007 par la Cour constitutionnelle ait amélioré la situation des requérants, le contrôle opéré par les juridictions russes ne peut porter que sur la légalité formelle de ce type de mesures et non sur leur nécessité. Force est donc de conclure que les requérants ne disposaient pas de garanties procédurales suffisantes contre l’arbitraire au regard de la législation applicable. Ils n’ont même pas eu de réelle possibilité de contester les décisions litigieuses puisque les autorités ont refusé de leur fournir des copies des décisions en question et que les juridictions russes ne pouvaient exercer sur celles-ci qu’un contrôle restreint. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 8.
Article 14 combiné avec l’article 8
L’affaire ne permet à la Cour de conclure que la législation critiquée visait exclusivement les adeptes de la religion musulmane ou, comme le soutenaient les requérants, la communauté ethnique tchétchène. En conséquence, la Cour conclut à la non-violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.
Satisfaction équitable (Article 41)
La Cour dit à l’unanimité que les constats de violation auxquels elle est parvenue constituent en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants. Elle dit que la Russie doit verser aux intéressés 18 000 euros (EUR).
Opinion séparée
Les juges Hajiyev et Dedov ont exprimé une opinion dissidente commune dont le texte se trouve joint aux arrêts.
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