Khatsiyeva et autres c. Russie

Le cas de la CEDH du Koukaiev c. Russie (requête no. 5108/02).
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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
028
17.1.2008
Communiqué du Greffier
ARRÊT DE CHAMBRE
KHATSIYEVA ET AUTRES c. RUSSIE
La Cour européenne des droits de l’homme a communiqué aujourd’hui par écrit son arrêt de chambre dans l’affaire Khatsiyeva et autres c. Russie (requête no 5108/02).
La Cour conclut, à l’unanimité :
· à la violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme à raison du meurtre de Khalid Khatsiyev et de Kazbek Akiyev par des militaires russes ;
· à la violation de l’article 2 de la Convention à raison du manquement des autorités à effectuer une enquête adéquate et effective sur les décès ;
· à la violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) ; et
· à l’absence de manquement à l’article 38 § 1 a) (obligation de fournir toutes facilités nécessaires pour examiner l’affaire).
En application de l’article 41 (satisfaction équitable), la Cour alloue pour dommage moral 20 000 euros (EUR) chacune aux mères des défunts et à la veuve de M. Akiyev et 10 000 EUR à chacun des autres requérants, ainsi que 9 150 EUR conjointement aux requérants pour frais et dépens. (L’arrêt n’existe qu’en anglais.)
1. Principaux faits
L’affaire concerne le meurtre par des militaires russes de membres de la famille des requérants, Khalid Khatsiyev et Kasbek Akiyev, alors qu’ils travaillaient dans un champ situé près de la frontière tchétchène en août 2000.
Les requérants sont sept ressortissants russes résidant dans le village d’Archty, situé dans le district de Sounjenski (République d’Ingouchie), à la frontière de la République de Tchétchénie. Il s’agit de Laïla Khatsiyeva et ses enfants, Nassip Khatsiyev et Abou-Rachid Khatsiyev, de Khazman Akiyeva et ses enfants, Malikat Akiyeva et Zhanna Akiyeva, et de Zarema Khayauri, veuve de Kazbek Akiyev. Les requérants sont nés respectivement en 1934, 1943, 1952, à une date inconnue, en 1962, 1974 et 1976. Laïla Khatsiyeva est la mère de Khalid Khatsiyev, qui était né en 1969, et Khazman Akiyeva est la mère de Kazbek Akiyev, qui était né en 1970. Khalid Khatsiyev et Kazbek Akiyev étaient respectivement pères de deux et de quatre enfants.
Il est admis que Khalid Khatsiyev et Kazbek Akiyev ont été tués par des agents de l’Etat qui avaient recouru intentionnellement contre eux à la force meurtrière. Pour le reste, les faits de la cause sont controversés entre les parties.
Selon les requérants, qui s’appuient sur des déclarations de témoins oculaires, le 6 août 2000, Khalid Khatsiyev et Kazbek Akiyev étaient occupés avec quatre autres hommes à couper de l’herbe dans les montagnes environnant Archty. L’un des hommes (Aslambek Imagamaïev) déclara avoir repéré plusieurs hélicoptères en train de bombarder une zone de forêt en Tchétchénie, à 10 km de là environ. Vers 13 heures ou 13 h 30, quand ils décidèrent de rentrer chez eux pour le déjeuner, deux hélicoptères militaires (de type MI-24 selon Aslambek Imagamaïev) commencèrent à voler en cercles à basse altitude au-dessus du champ. L’un des hélicoptères fit feu avec une mitraillette à 40-50 mètres des hommes. Ceux-ci coururent à leur voiture, une Niva blanche, et se mirent à rouler en direction d’Archty. Les hélicoptères réapparurent au-dessus de la voiture, à basse altitude. Les hommes arrêtèrent la voiture et se mirent à courir dans différentes directions pour se mettre à couvert. Les hélicoptères lancèrent des missiles non guidés et tirèrent sur la voiture à la mitraillette. L’un des hélicoptères tira un missile sur l’endroit où Khalid Khatsiyev et Kazbek Akiyev étaient cachés. Ils furent tous deux tués et un autre homme fut blessé.
L’incident et les décès furent rapportés par des ONG de défense des droits de l’homme et les médias russes en août 2000.
D’après le Gouvernement, les habitants d’Ingouchie avaient été informés, par la télévision et la presse, du risque qu’il y avait à s’approcher de la frontière tchéchène et avertis que, s’ils se trouvaient dans le périmètre d’une opération anti-terroriste, ils devaient s’immobiliser, arborer un morceau de tissu blanc et attendre que les militaires procèdent à un contrôle d’identité.
Le Gouvernement fait valoir que, le 6 août 2000, les autorités ont mené une opération spéciale pour trouver le camp utilisé par 250 combattants illégaux à 8 km au sud du village d’Archty. Selon ses dires, « les pièces du dossier de l’enquête préliminaire ne contenaient pas d’information » sur le point de savoir si les habitants d’Archty avaient été prévenus de l’opération ou si les militaires ayant mené l’opération avaient reçu pour instructions d’éviter de causer des pertes civiles. Vers 13 heures, les pilotes des hélicoptères MI-24 virent une voiture Niva et un groupe de cinq hommes au moins portant des mitraillettes. Le centre de commandement leur ordonna de faire des tirs de sommation à une distance de 50 m de la voiture. Les hommes continuèrent à rouler en s’éloignant au lieu de rester sur place et d’attendre qu’on contrôle leur identité. Les pilotes reçurent l’ordre de faire un deuxième tir de sommation, mais la voiture continuait d’avancer. On leur ordonna ensuite de tirer sur la voiture, ce qui causa la mort de Khalid Khatsiyev et Kazbek Akiyev.
Une enquête fut ouverte le jour de l’incident : les lieux furent inspectés, des examens médicaux préliminaires furent pratiqués sur les corps et les témoins furent interrogés.
L’enquête fut suspendue le 30 octobre et le 30 décembre 2000 faute d’identification des responsables.
Le 15 décembre 2001, il fut mis un terme à la procédure pénale concernant la personne qui avait donné l’ordre de tirer au motif que l’ordre d’utiliser la force meurtrière était justifié. Cette personne ne fut jamais identifiée. Quant à l’identité des pilotes, elle fut établie plus d’un an après.
En dépit de leurs nombreuses demandes, aucun des requérants ne se vit accorder le statut de victime ou l’autorisation de consulter le dossier.
La procédure pénale relative au décès de Khalid Khatsiyev et Kazbek Akiyev fut au total suspendue et rouverte au moins cinq fois. Il fut mis un terme à la procédure en avril 2003 au motif qu’il n’existait aucune preuve de ce qu’un crime avait été commis.
2. Procédure et composition de la Cour
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 25 septembre 2001 et déclarée recevable le 23 octobre 2006.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Peer Lorenzen (Danois), président,
Snejana Botoucharova (Bulgare),
Karel Jungwiert (Tchèque),
Volodymyr Butkevych (Ukrainien),
Margarita Tsatsa-Nikolovska (ressortissante de « l’ex-République yougoslave de Macédoine »),
Rait Maruste (Estonien),
Anatoli Kovler (Russe), juges,
ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section.
Griefs
Les requérants se plaignaient en particulier que leurs proches parents avaient été tués par des militaires russes et qu’aucune enquête effective n’avait été menée sur les décès. Ils invoquaient les articles 2 (droit à la vie), 6 § 1 (droit à un procès équitable), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 13 (droit à un recours effectif).
Décision de la Cour
Article 2
Quant au décès de Khalid Khatsiyev et Kazbek Akiyev
La Cour relève que le point de savoir si les six hommes qui ont subi l’agression étaient armés est controversé entre les parties. Les requérants insistent sur le fait qu’il s’agissait à l’évidence de civils non armés en train de couper de l’herbe. La position du Gouvernement est moins claire. Celui-ci semble admettre que les proches des requérants étaient des habitants du village non armés mais maintient qu’ils ont essuyé l’attaque en raison de leur négligence, à savoir qu’il ne se sont pas signalés comme étant des civils. Par ailleurs, le Gouvernement a également déclaré que les six hommes étaient armés de mitraillettes et auraient donc pu appartenir à un groupe de combattants illégaux.
En l’absence de tout élément de preuve autre que les déclarations des pilotes et d’un officier de l’armée, la Cour doute que les hommes aient été armés au moment de l’incident, sachant notamment qu’aucune arme à feu n’a jamais été trouvée sur les lieux et qu’aucun élément de preuve ne montre que les victimes aient tiré sur les hélicoptères ou mis en danger la vie des pilotes.
La Cour est consciente des difficultés de la situation en Tchétchénie à l’époque, qui appelaient de la part de la Russie des mesures exceptionnelles pour réprimer l’insurrection armée illégale. Toutefois, cela en soi ne justifiait pas de recourir à la force meurtrière contre les six hommes.
Les pilotes ont agi sur ordre de leurs supérieurs, à qui ils devaient obéissance. Toutefois, on ne leur a pas demandé d’indiquer la visibilité dans la zone, si la région était habitée, s’ils avaient été attaqués par des hommes armés ou étaient susceptibles de l’être, si les hommes avaient tenté de fuir et si la situation nécessitait une action urgente de leur part, ni aucune autre information. Rien ne donne non plus à penser que le commandement ait établi l’identité des hommes avant de donner l’ordre de tirer ni même qu’il ait tenté de le faire. La Cour n’est donc pas convaincue que la mort de Khalid Khatsiyev et Kazbek Akiyev, même à supposer que ceux-ci aient été armés, ait résulté d’un recours à la force rendu absolument nécessaire.
La Cour ne voit aucune justification au recours à la force meurtrière contre les proches des requérants étant donné que les autorités n’avaient jamais prévenu les habitants d’Archty de l’opération du 6 août 2000 et qu’elle doute fortement que les habitants d’Ingouchie, et notamment ceux d’Archty, aient jamais été informés de la conduite à tenir face à des militaires de l’armée fédérale.
Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 à raison du meurtre des proches parents des requérants.
Quant à l’allégation d’ineffectivité de l’enquête
La Cour relève que l’enquête a été ouverte le jour même de l’incident et que quelques mesures ont été prises sur-le-champ. Toutefois, l’enquête a ensuite traîné en longueur et a connu des lacunes et retards inexplicables, même lorsqu’il s’agissait des mesures les plus simples. En particulier, il n’apparaît pas que des examens balistiques aient jamais été effectués. De plus, aucune autopsie ni aucun examen médico-légal n’a été pratiqué sur les corps en dehors de l’examen initial du 6 août 2000.
Il n’apparaît pas que de véritables efforts aient été menés au début de l’enquête pour établir l’identité des personnes ayant donné l’ordre de tirer ou de celles ayant exécuté cet ordre. L’identité des premières ne semble pas avoir été établie du tout. De fait, la décision du 15 décembre 2001 n’indique pas si l’identité du militaire concerné avait été déterminée et n’évalue pas non plus la pertinence de l’ordre donné. Il n’y a eu aucune autre tentative d’analyse de cet ordre.
La Cour observe en outre qu’aucun des requérants ne s’est vu accorder le statut de victime, ce qui leur aurait conféré un minimum de garanties pendant la procédure pénale. On ne leur a donné aucune information pertinente quant à la progression de l’enquête ni accès au dossier. La Cour considère donc que les requérants ont été de fait exclus de la procédure pénale et n’ont pas été en mesure de faire valoir leurs intérêts légitimes.
Enfin, l’enquête a été suspendue et rouverte au moins cinq fois entre août 2000 et avril 2003. Son caractère ineffectif et le fait que les enquêteurs n’avaient pris aucune mesure pratique pour élucider les crimes et se conformer aux ordres des procureurs ont même été reconnus par les procureurs en chef. La Cour observe aussi que le dossier d’enquête a été transmis de nombreuses fois d’une autorité à une autre sans la moindre explication raisonnable.
La Cour conclut que les autorités n’ont pas mené une enquête approfondie et effective sur les circonstances dans lesquelles Khalid Khatsiyev et Kazbek Akiyev ont trouvé la mort, au mépris de l’article 2.
Article 13
Lorsque, comme en l’espèce, l’enquête pénale sur les décès a été ineffective, ce qui a donc sapé l’effectivité de tout autre recours qui pouvait exister, y compris au civil, cela emporte violation de l’article 13.
Article 38 § 1 a)
Bien que le Gouvernement n’ait pas fourni certains documents au motif que leur divulgation pouvait nuire aux intérêts de sécurité de la Fédération de Russie et à ceux des parties à la procédure pénale ou qu’ils étaient « non pertinents pour l’enquête », la Cour relève qu’il a transmis une partie importante du dossier, ce qui a considérablement facilité son examen de l’affaire. Dans l’ensemble, la Cour ne considère pas que le comportement du Gouvernement a été de nature à entraver la bonne marche de l’enquête en l’espèce. Le Gouvernement russe n’a donc commis aucun manquement à l’article 38 § 1 a).
Articles 6 et 8
La Cour ne juge pas nécessaire d’examiner les griefs tirés des articles 6 et 8 de la Convention.
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