Inderbiyeva & Kadirova et autres c. Russie
Les cas de la CEDH d’Inderbiyeva c. Russie (requête no 56765/08) et Kadirova et autres c. Russie (n° 5432/07).
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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
CEDH 125 (2012)
27.03.2012
Communiqué du Greffier
Absence d’enquête effective sur la mort de quatre femmes tuées en Tchétchénie
Dans ses arrêts de chambre, non définitifs1, rendus ce jour dans les affaires Inderbiyeva c. Russie (requête no 56765/08) et Kadirova et autres c. Russie (n° 5432/07), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :
Violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme en ce qui concerne la mort de quatre femmes dans les deux affaires ;
Violation de l’article 2 de la Convention du fait de l’insuffisance des enquêtes menées sur la mort et la disparition des quatre femmes dans les deux affaires;
Violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) en raison de la souffrance psychologique subie par les requérants, tous proches parents des femmes disparues,
dans l’affaire Kadirova et autres c. Russie ;
Violation de l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) du fait de la détention non reconnue d’Aset Yakhyayeva et de Milana Betilgiriyeva dans l’affaire Kadirova et autres c. Russie ; et,
Violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) combiné avec l’article 2 dans les deux affaires.
Les affaires concernaient le meurtre allégué de quatre femmes au cours d’opérations de sécurité menées par des militaires russes en République tchétchène en 2000 et l’absence alléguée d’enquête effective sur les circonstances de leur décès.
Principaux faits
Inderbiyeva c. Russie
La requérante, Deshi Shirvaniyevna Inderbiyeva, est une ressortissante russe née en 1968 et résidant à Grozny (Russie).
En 1999, elle rejoignit un camp de réfugiés en Ingouchie pour échapper aux combats intenses que se livraient les forces russes et les combattants tchétchènes. Elle allègue que Shema et Shamani Inderbiyeva, deux de ses soeurs nées en 1963 et 1966 respectivement qui étaient restées à Grozny pour s’occuper de la propriété familiale, ont été tuées par des militaires russes en janvier 2000.
Elle explique notamment que deux voisins ont vu des militaires jeter un engin explosif dans le sous-sol de la maison où ses deux soeurs se cachaient après en avoir fait sortir sa mère, et affirme que, lorsqu’elle est revenue à Grozny en février 2000 pour rendre visite à sa famille, elle a découvert les corps carbonisés de ses soeurs dans le sous-sol et a retrouvé sa mère en état de choc et de confusion.
Le gouvernement russe ne conteste pas la version des faits exposée par la requérante.
En mai 2000, après la publication d’un article de presse ayant fait état d’un massacre de civils commis en janvier 2000, le parquet de Grozny ouvrit une enquête. La requérante soutient qu’elle n’a jamais été informée des progrès des investigations et qu’elle ne s’est pas vu reconnaître le statut de victime en matière pénale. En avril 2008, elle s’est plainte du caractère ineffectif de l’enquête auprès du tribunal de district de Grozny, en vain.
Le gouvernement russe avance que des mesures d’instruction telles que l’interrogatoire des témoins, l’examen des lieux du crime et l’autopsie des corps des victimes ont été prises après l’ouverture de l’enquête. Il reconnaît que celle-ci a été suspendue à six reprises en raison de l’impossibilité d’établir l’identité des auteurs du meurtre des soeurs de l’intéressée, mais fait observer qu’elle est toujours en cours et que les autorités font tout leur possible pour résoudre ce crime.
Le Gouvernement a communiqué le dossier de l’enquête à la Cour. Toutefois, il y manque certaines pièces, et aucune explication n’a été fournie sur ce point.
Kadirova et autres c. Russie
Les requérants, Maryam Kadirova, Zultmat Betilgiriyeva, Khasan Kadyrov, Zelimkhan Kadyrov et Yakha Yakhyayeva sont des ressortissants russes résidant respectivement à Grozny et dans les villages de Dachou-Borzoï et de Douba-Yourt (République tchétchène).
Ils soutiennent que leurs proches Aset Yakhyayeva et Milana Betilgiriyeva, nées en 1956 et 1980 respectivement, ont été enlevées le 7 novembre 2001 par des hommes armés en uniforme qui s’étaient introduits dans la maison du village de Serjen-Yourt (République tchétchène) où elles résidaient avec d’autres parentes. Ils allèguent que les intrus ont ordonné aux femmes de rester couchées tranquillement toute la nuit, qu’elles elles ont obtempéré, et que, le lendemain matin, ils ont découvert qu’Aset Yakhyayeva et Milana Betilgiriyeva avaient disparu. Ils disent qu’ils sont sans nouvelles des intéressées depuis lors.
Les requérants ajoutent qu’ils ont commencé à rechercher leurs proches disparues le lendemain matin du 7 novembre 2001 et qu’ils ont signalé les disparitions à un procureur, qui a ouvert une enquête sur ces événements. Celle-ci aurait été suspendue et rouverte à plusieurs reprises en raison de l’impossibilité d’identifier les auteurs des disparitions alléguées. Bien que la Cour eût expressément demandé au Gouvernement de lui communiquer l’intégralité des pièces du dossier de l’enquête, le Gouvernement s’y est refusé, indiquant à la Cour qu’il avait fourni les « principaux documents », dont certains étaient illisibles.
Le Gouvernement soutient que des mesures d’instruction telles que l’interrogatoire des témoins et l’examen des lieux du crime ont été prises, et que l’enquête est toujours en cours.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Dans la première affaire, la requérante estime que ses deux soeurs ont forcément été tuées par des militaires russes étant donné qu’au moment des faits, la région se trouvait sous le contrôle total des forces russes.
De même, les requérants de la seconde affaire estiment que leurs deux proches ont sans aucun doute été enlevées par des militaires russes, le Gouvernement ayant reconnu qu’une vaste opération de sécurité avait été menée à Serjen-Yourt le jour des faits et que le village avait été bouclé à cette fin. Ils supposent qu’elles ont ensuite été tuées car elles n’ont pas donné signe de vie depuis lors.
Les requérants dénoncent tous l’insuffisance des enquêtes menées sur le meurtre de leurs proches. Ils invoquent notamment les articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et 13 (droit à un recours effectif). Les requérants de la seconde affaire invoquent en outre l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté).
Les requêtes ont été introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme le 10 juillet 2008 et le 21 janvier 2007 respectivement.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Nina Vajić (Croatie), présidente,
Anatoly Kovler (Russie),
Peer Lorenzen (Danemark),
Elisabeth Steiner (Autriche),
Khanlar Hajiyev (Azerbaïdjan),
Linos-Alexandre Sicilianos (Grèce),
Erik Møse (Norvège), juges,
ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section.
Décision de la Cour
Article 2 (droit à la vie)
Sur les décès
Inderbiyeva c. Russie
Il ne prête pas à controverse entre les parties que les soeurs de Mme Inderbiyeva ont été tuées. Le Gouvernement n’a pas contesté la version des faits exposée par elle. Il semble que l’enquête n’ait porté que sur les faits décrits par la requérante. Dans ces conditions, faute pour le Gouvernement d’avoir fourni une explication convaincante sur les événements litigieux, la Cour conclut que les autorités russes sont responsables de la mort des soeurs de la requérante.
Il y a donc eu violation de l’article 2.
Kadirova et autres c. Russie
Les requérants ont livré un récit cohérent et convaincant de l’enlèvement de leurs proches par un groupe d’hommes armés en tenue de camouflage au cours d’une opération de sécurité menée par les forces fédérales. Leur version des faits a été confirmée par de nombreux témoins. Le Gouvernement a reconnu que, à l’époque pertinente, l’armée russe avait mené à Serjen-Yourt une vaste opération de sécurité ayant mobilisé de nombreux militaires ainsi que des véhicules blindés et au cours de laquelle ce village avait été bombardé.
Le fait que les proches des requérants aient été enlevées alors qu’elles se trouvaient dans un secteur bouclé où des hommes armés en tenue de camouflage parlant russe sans accent menaient une opération spéciale de grande ampleur au cours de laquelle ils ont vérifié l’identité des victimes en vue de les conduire devant le commandant militaire local appuie fortement la thèse des requérants selon laquelle les auteurs des enlèvements étaient des militaires. Le Gouvernement n’ayant fourni aucune explication sur les événements litigieux, la Cour conclut que les deux femmes ont été arrêtées par des militaires au cours d’une opération de sécurité. Dans le contexte du conflit en République tchétchène, la disparition des proches des requérants et le fait qu’elles n’aient pas donné de leurs nouvelles depuis plus de dix ans conduisent la Cour à estimer qu’il y a lieu de présumer qu’elles sont mortes après avoir fait l’objet d’une détention non reconnue par des militaires russes.
Il y a donc eu violation de l’article 2.
Sur les enquêtes
La Cour conclut également à une violation de l’article 2 dans les deux affaires faute pour les autorités d’avoir mené des enquêtes pénales effectives sur la disparition des proches des requérants.
Elle relève en particulier que même les mesures d’instruction les plus élémentaires ont été prises avec un retard considérable (de plus de trois ans dans les deux affaires). Pour pouvoir produire des résultats sérieux, ces mesures auraient dû être prises immédiatement. En outre, dans l’affaire Kadirova et autres, certaines autres mesures n’ont jamais été prises. Par exemple, les enquêteurs n’ont pas essayé d’identifier les unités militaires engagées dans l’opération spéciale de sécurité ou d’interroger les soldats concernés. La Cour souligne que ces retards et omissions non seulement démontrent le manquement des autorités à agir d’office mais constituent de plus un manquement à l’obligation de faire preuve d’une diligence et d’une rapidité exemplaires face à des allégations aussi graves.
La Cour observe enfin que, dans les deux affaires, les enquêtes ont été suspendues et rouvertes à plusieurs reprises, et qu’elles ont été entravées par de longues périodes d’inactivité imputables au parquet.
Article 3 (souffrance psychologique alléguée par les requérants)
La Cour ne doute pas que la mort tragique des soeurs de Mme Inderbiyeva a causé à celle-ci une profonde souffrance. Toutefois, si la souffrance psychologique des requérants dont les proches ont disparu revêt un caractère permanent, la mort des soeurs de la requérante a été instantanée, raison pour laquelle il convient de rejeter le grief que celle-ci a formulé à cet égard.
Dans l’affaire Kadirova et autres, la Cour relève que tous les requérants sont des proches parents des femmes disparues et que, malgré les nombreuses démarches qu’ils ont entreprises pour découvrir ce qui était advenu de leurs proches, ils sont sans nouvelles d’elles depuis plus de dix ans. Les réponses reçues des autorités niaient pour la plupart toute responsabilité de l’Etat dans les événements litigieux ou informaient simplement les intéressés que l’enquête était en cours. Dans ces conditions, la Cour conclut à la violation de l’article 3.
Article 5 (détention non reconnue)
Dans l’affaire Kadirova et autres, les proches des requérants ont été arrêtées le 7 novembre 2001 et n’ont jamais été revues depuis lors. Elles ont fait l’objet d’une détention non reconnue, qui n’a pas été inscrite dans les registres de garde à vue, et l’on ne trouve dans aucun document officiel la moindre indication du sort qui leur a été réservé. Il s’agit là d’un grave manquement, incompatible avec le but même de l’article 5. La Cour conclut que les proches des requérants ont fait l’objet d’une détention non reconnue sans aucune des garanties prévues à l’article 5, ce qui constitue une violation particulièrement grave du droit à la liberté et à la sûreté.
Article 13
Dans les deux affaires, les enquêtes pénales menées sur la disparition et le meurtre des proches des requérants ont été ineffectives, ce qui a nui à l’effectivité de tout autre recours ayant pu exister. L’Etat défendeur a donc manqué à son obligation découlant de l’article 13. Dès lors, il y a eu violation de cette disposition, combinée avec l’article 2, dans les deux affaires.
Article 41
Dans l’affaire Inderbiyeva, la Cour dit que la Russie doit verser à Mme Inderbiyeva 100 000 euros (EUR) pour dommage moral, et 4 000 EUR pour frais et dépens.
Dans l’affaire Kadirova et autres, la Cour dit que la Russie doit verser conjointement aux requérants 120 000 EUR pour dommage moral et 4 500 EUR pour frais et dépens.
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