« Sans pierres tombales » ou comment la verticale du pouvoir s’abat aussi sur l’Histoire en Tchétchénie
« Sans pierres tombales,
Restent les tombeaux de nos proches.
Des années très amères
Que nous avons subies,
Tous ceux, enterrés ici,
Sans connaître qui est qui,
Pendant et après la vie,
Ils n’ont pas eu de chance.
Nous avons appris que chez nous
Les tombeaux de nos ancêtres
Ont été profanés,
En ôtant les pierres tombales.
Ces pierres devenues
Ponts routiers
Où roulent des voitures
Créant des bourrasques… »
Said Gatsaev (1938-2013)
Ne restera-t-il de la grande déportation dont furent victimes les Tchéchènes en février 1944 que les mots du poète?
Le 23 février n’existe plus en Tchétchénie. Cette date qui commémorait jusqu’à l’année dernière le début de l’opération Lentil (« Châtiment »), vaste projet de déportation de tout un peuple décidé par Staline et mis en œuvre par Béria, est devenue un « trou noir » de l’Histoire en Tchétchénie. Le 23 février a été absorbé par le 10 mai, date de commémoration de l’attentat qui coûta la vie à Ahmed Kadyrov, père du président actuel et installé par le Kremlin après la deuxième guerre. Par ailleurs, cette date s’inscrit aussi dans le calendrier des commémorations de la fin de la Grande Guerre patriotique célébrées en Russie. Par cette fusion chronologique s’opère ainsi un alignement idéologique et historique sur l’heure de Moscou : le 23 février qui scellait l’anéantissement de tout un peuple, se dissout dans deux dates, les 9 et 10 mai, qui appartiennent à l’histoire soviétique ou pro-russe.
Soixante dix ans après l’entreprise d’extermination génocidaire, reconnue en février 2004 par le Parlement européen, le 23 février est donc devenu depuis quelques semaines une date fantôme pour l’Histoire tchétchène et une date relai dans l’entreprise de mise sous tutelle décidée par le Kremlin. Il célèbrera désormais « le jour des défenseurs de la patrie », emphase patriotique qui n’arrive pas à en voiler le cynisme amer, puisque c’est justement pour fait de « collaboration avec l’ennemi nazi » que plus de 380 000 Tchétchènes ont été arrachés de leurs terres par le NKVD et emmenés au Kazakhstan et en Sibérie dans des wagons à bestiaux. Les personnes âgées, les enfants en bas âge et les femmes qui étaient jugés « non transportables » ont été assassinés sur place, comme à Khaibakh[1].
Il faut dire que le 23 février, cette année, tombait mal puisque se déroulait à Sotchi la cérémonie de clôture des jeux du nouveau tsar. La concordance des temps historiques risquait d’entrer en résonnance de part et d’autre de la chaine du Caucase. De même que la circulation des Caucasiens avait été placée sous haute surveillance pendant les jeux, l’histoire est passée sous contrôle.
Autre coup porté à l’Histoire : le monument aux morts, qui inscrivait dans la pierre la mémoire de la grande déportation et du génocide, a été démantelé cette année, à la veille de la date anniversaire de la commémoration. Ce mémorial avait été commandé en 1992 par le premier président de la République tchétchène indépendante, Djokhar Doudaev, à l’artiste tchétchène Dartchi Khasakhanov. Au centre, une main, tenant le kindjal, poignard traditionnel symbolisant, avec le loup, la résistance à l’occupant, surgissait de fragments de pierres tombales (« tchourtach » en tchétchène). Celles-ci avaient été réunies après avoir été retrouvées dans des bâtiments de l’administration soviétique ou éparpillées ailleurs. Des plaques commémoratives nommaient les villages brûlés par l’Armée rouge et le NKVD, donnaient les noms des disparus et indiquaient le nombre total des morts. Enfin, on pouvait lire sur l’un des murs en brique « Nous ne pleurerons pas, nous ne plierons pas, nous n’oublierons pas».
Malgré les destructions subies par le monument pendant les deux guerres (1994-1996, 1999- ), une première tentative en 2008 pour le détruire[2] et au milieu des projets urbains délirants de Kadyrov-fils, « ce complexe mémoriel était le seul monument vraiment tchétchène de la ville »[3], le seul monument « populaire » selon un journaliste local. Un symbole et un repère national, un lieu de recueillement et un ciment historique pour tout un peuple que l’on dépossède de son histoire et auquel on impose aujourd’hui l’oubli.
L’amputation est d’autant plus symbolique dans le paysage politique et historique tchétchène contemporain que ces stèles ont été replacées sur la place Akhmad Kadyrov pour être accolées à d’autres, qui honorent elles les « kadyrovtsy», ces milices affiliées au régime pro-russe qui persécutent les Tchétchènes.
Ces deux disparitions, la date de commémoration et le mémorial, qui s’inscrivent l’une dans le temps historique et l’autre dans le paysage collectif et la topographie urbaine, renvoient à une politique d’enfouissement dans l’espace et le temps, à l’image des « zindan », ces trous profonds où disparaissent encore aujourd’hui des civils. Elles s’inscrivent aussi dans un plan politique beaucoup plus vaste : le contrôle des périphéries, dont le centre névralgique est Moscou, et dans lequel l’homme au jogging bleu, le pantin vassalisé de Vladimir Poutine, Ramzan Kadyrov orchestre l’ordre nouveau. Car il s’agit bien pour l’homme du Kremlin d’édifier à marche forcée une Nouvelle Tchétchénie, à coup de bulldozers, de construction de gratte-ciels, de pizzerias et de palais pour ses fidèles oligarques, d’avenues dédiées à ses deux pères[4].
La négation historique qui s’écrit aujourd’hui à Grozny appartient à ce vaste plan de réinvention nationale. En 2011, le fils avait déjà déclaré que la Tchétchénie devait suivre le calendrier russe. Aujourd’hui, on rase ce qu’il faut oublier et, dans le même temps, on érige des symboles de modernité, censés inaugurer une ère de prospérité, de paix et de réconciliation.
Le mot « façade » en russe revêt les deux faces d’une même réalité. Côté face, on admire ce qui brille et apaise, mais derrière, on ne regarde pas. On ne passe pas. Ou à ses risques et périls. Derrière, on se tait, ou on disparaît. Encore aujourd’hui, à l’heure de cette normalisation, ce qui règne à Grozny, comme dans les montagnes, c’est le silence et la peur, les nettoyages et les assassinats ciblés. La chape de plomb qui s’abat aujourd’hui sur l’Histoire tchétchène est faite de disparitions. Ce modèle tchétchène que le pouvoir impose fige toute parole. La société tout entière semble vitrifiée et enfermée dans le silence, devenu le dernier rempart d’une résistance qui ne peut plus être qu’intérieure ou en exil.
Il y a la mosquée flambant neuve « Ahmad Kadyrov » (construite par ailleurs sur le modèle ottoman) et la censure : deux aspects de la tchétchénisation post-guerre. Une guerre que les Russes d’ailleurs n’ont jamais nommée, mais toujours qualifiée d’opération « anti-terroriste », et qui serait terminée, toujours selon le calendrier du Kremlin, depuis 2002, avec l’installation du clan lige.
Dans cette mise en scène, Kadyrov-fils réhabilite tout ce qui peut donner des gages ethniques et culturels à la population, à Moscou et à l’étranger. Une stratégie pour figer la Tchétchénie dans des temps immémoriaux et l’extraire de l’Histoire : la Tchétchénie réinventée par Kadyrov est désormais suspendue dans des légendes et des contes afin d’être écartée le plus loin possible des drames du XXème siècle. Ce qui fait Histoire aujourd’hui en Tchétchénie, ce sont ces clichés rassurants, pièces apportées à une façade profondément fissurée, que le discours officiel entend enduire de folklore et de traditions, de danses en habits traditionnels, en instrumentalisant l’islam et par des images pieuses où son père, mufti, trône comme un repère national.
Autant de figures archétypales et anesthésiantes, mobilisées au service d’un nationalisme mafieux et convoquées pour assassiner une deuxième fois l’Histoire.
On savait que l’ordre régnait à Grozny. Désormais, l’Histoire, revisitée et démontée, passe aussi par les camps de filtration et disparaît. La diagonale du pouvoir entre Moscou et Grozny achève d’accomplir une utopie totale qui s’invite dans l’espace et dans le temps. Or, cette stratégie du vide, est bien l’une des dimensions qui définit aujourd’hui dans la communauté des historiens l’objectif génocidaire[5].
Aurélia Merle d’Aubigné
Enseignante en Histoire-Géographie
Les notes au bas:
1. Des extraits du poème d’Apti Bisultanov « Khaibakh » peuvent être lus en anglais sur http://www.waynakh.com/eng/2009/07/khaibakh-by-apti-bisultanov/
2. Face à l’indignation générale, le régime avait dû renoncer à ce projet, mais des barrières interdisaient à quiconque l’entrée du mémorial.
3. Isabelle Astigarraga, Tchétchénie, Un peuple sacrifié, Paris, L’Harmattan, 2000, p.260.
4. Lire la métamorphose de Grozny décrite par Jonathan Littell, Tchétchénie, an III, 2009.
5. Réflexion réactivée récemment par la remarquable étude d’Hélène Dumas, Le génocide au village, le massacre des Tutsis au Rwanda, Seuil, 2014, préface de Stéphane Audouin-Rouzeau, bibliographie p.339-340 (ouvrages généraux et études sur l’extrême violence).
Autres liens :
– Sur la préparation et l’organisation de la grande déportation : http://worldchechnyaday.org/eng/archive-documents et sur les victimes de la grande déportation : http://worldchechnyaday.org/eng/archive-documents/about-deportation
– Sur la destruction des pierres tombales : https://www.kavkaz-uzel.ru/articles/238169 et leur déplacement : http://www.waynakh.com/fr/2014/02/16/le-regime-pro-russe-demantele-le-memorial-de-la-deportation-a-grozny/
– Sur l’ancien mémorial de la grande déportation de Grozny : photographies sur Wikipedia
Photographie du Mémorial prise par Z. Bagalova après la deuxième guerre
Photographie d’un homme rassemblant des fragments d’une pierre tombale
Auteur : Mourad Mousaïev
Photographie prise en 2008, après une première tentative de démantèlement
Auteur anonyme.
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