Edilova & Khamzatov et autres c. Russie
Les cas de la CEDH d’Edilova c.Russie (requête no 14662/07) et Khamzatov et autres c. Russie (requête no 31682/07).
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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
CEDH 083 (2012)
28.02.2012
Communiqué du Greffier
Manquement de la Russie à expliquer l’enlèvement et le meurtre de deux jeunes hommes en Tchétchénie
Dans ses arrêts de chambre, non définitifs1, rendus ce jour dans les affaires Edilova c.Russie (requête no 14662/07) et Khamzatov et autres c. Russie (requête no 31682/07), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :
Violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme en raison de la disparition d’Abdula Edilov et du meurtre de Movsar Khamzatov ;
Violation de l’article 2 de la Convention en raison du caractère inadéquat des enquêtes menées à ce sujet ;
Violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) du fait de la souffrance morale endurée par la mère d’Abdula Edilov ;
Violation de l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) en raison de la détention non reconnue d’Abdula Edilov ;
Violation de l’article 13 (droit à un recours effectif), combiné avec l’article 2, dans les deux affaires.
Les deux affaires portent sur les meurtres allégués de civils par des militaires russes en République tchétchène.
Principaux faits
La requérante dans la première affaire est Nura Edilova, une ressortissante russe née en 1954 et résidant dans le village de Goyty (République tchétchène). Elle allègue que son fils, Abdula Edilov, né en 1976, a été enlevé au domicile familial le 26 août 2001 par un groupe d’hommes masqués, armés et en tenue de camouflage. Trois voisins auraient vu le jeune homme emmené hors de la maison et contraint de monter dans un véhicule militaire. La requérante, qui se trouvait au marché local à ce moment-là, n’aurait jamais revu son fils depuis lors.
Les requérants dans la deuxième affaire sont six ressortissants russes qui sont les parents, les frères, l’épouse et le fils de Movsar Khamzatov, né en 1972. Les parents de celui-ci vivent dans le village de Starye Atagi, et les autres membres de la famille à Grozny (République tchétchène). Selon leurs dires, Movsar Khamzatov, qui rendait alors visite à sa famille à Starye Atagi, fut tué par des troupes russes stationnées dans les environs, qui auraient fait feu à l’aide de mitraillettes et d’armes antiaériennes sur le véhicule où il se trouvait. Le conducteur du véhicule aurait également été tué. Le Gouvernement reconnaît que Movsar Khamzatov a été tué par des militaires russes mais soutient que la voiture dans laquelle il se trouvait avait pénétré après le couvre-feu, tous phares éteints, dans une zone où les militaires effectuaient une opération de contreterrorisme, et avait refusé de s’arrêter après des tirs de sommation. Le Gouvernement ajoute que les militaires ont décidé de recourir à la force uniquement après que les occupants de la voiture avaient ouvert le feu sur eux.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Nura Edilova alléguait que son fils avait été enlevé par des militaires russes et présumait qu’il avait plus tard été tué par ceux-ci. Les requérants dans la deuxième affaire affirmaient que les troupes russes avaient eu recours à une force excessive contre Movsar Khamzatov, et qu’il était impossible que celui-ci eût ouvert le feu sur les militaires dès lors que le véhicule dans lequel il s’était trouvé avait par la suite été inspecté et que l’on n’y avait découvert ni armes ni munitions. Par ailleurs, les villageois n’auraient pas eu connaissance de l’existence d’un couvre-feu à cette époque. Tous les requérants estimaient en outre que les enquêtes sur la mort de leurs proches avaient été inadéquates. Ils invoquaient en particulier les articles 2 et 13. Mme Edilova se fondait également sur les articles 3 et 5.
La requête dans la première affaire a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 13 février 2007, et la requête dans la deuxième affaire le 18 juin 2007.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Nina Vajić (Croatie), présidente,
Anatoly Kovler (Russie),
Peer Lorenzen (Danemark),
Elisabeth Steiner (Autriche),
Khanlar Hajiyev (Azerbaïdjan),
Mirjana Lazarova Trajkovska (« l’ex-République yougoslave de Macédoine »), pour la
première affaire,
Julia Laffranque (Estonie), pour la première affaire,
Linos-Alexandre Sicilianos (Grèce), pour la deuxième affaire,
Erik Møse (Norvège), pour la deuxième affaire, juges,
ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section.
Décision de la Cour
Article 2
Disparition et meurtre
Dans l’affaire Edilova, le Gouvernement admet qu’Abdula Edilov a été enlevé dans les circonstances décrites par sa mère mais nie que des agents de l’Etat aient pu être impliqués dans cette opération. La Cour estime cependant que le fait qu’un groupe important d’hommes armés, revêtus de tenues de camouflage et parlant russe sans accent ait pu passer librement le poste de contrôle des forces fédérales après avoir arrêté le jeune homme au grand jour – comme l’ont confirmé de nombreux témoins – corrobore solidement les allégations de Mme Edilova selon lesquelles ces hommes étaient des agents de l’Etat.
La Cour souligne que, dans le contexte du conflit en République tchétchène, lorsqu’une personne est arrêtée par des agents de l’Etat non identifiés sans que sa détention soit par la suite reconnue, on peut considérer que la vie de cette personne est en danger.
L’absence d’Abdula Edilov et le fait que l’on soit sans nouvelles de lui depuis plus de dix ans étayent cette supposition. En conséquence, la Cour estime qu’il y a lieu de présumer que le jeune homme est mort après avoir fait l’objet d’une détention non reconnue par des agents de l’Etat. Les autorités n’ayant fourni aucune justification valable quant à l’usage de la force meurtrière, la Cour considère que son décès est imputable au Gouvernement.
Dans l’affaire Khamzatov et autres, le Gouvernement a reconnu que Movsar Khamzatov avait été tué car des militaires fédéraux avaient ouvert le feu. Il revenait donc à l’Etat d’expliquer son décès et de démontrer en particulier que la force employée par les militaires pouvait passer pour avoir été absolument nécessaire. Or les militaires ne semblent pas avoir cherché à effectuer une arrestation régulière au sens de l’article 2, puisqu’ils ont quitté les lieux immédiatement après la fusillade, sans prendre aucune mesure aux fins de signaler les faits aux autorités. En outre, aucune arme ni preuve de l’usage d’une arme par les passagers de la voiture où se trouvait Movsar Khamzatov n’ont été découvertes.
Le Gouvernement n’a pas démontré qu’il existait un cadre légal approprié quant à l’usage de la force meurtrière par les militaires ni, dans l’affirmative, s’il prévoyait des garanties claires destinées à empêcher que la mort ne soit infligée de façon arbitraire.
De surcroît, la Cour ne dispose d’aucun élément de preuve étayant les dires du Gouvernement selon lesquels le véhicule aurait circulé pendant le couvre-feu et les militaires auraient dû recourir à la force meurtrière parce que les passagers avaient refusé de réagir aux signes qu’ils leur avaient adressés pour les faire stopper et qu’ils leur avaient opposé une résistance armée. Le Gouvernement n’a donc pas démontré que le recours à la force meurtrière contre Movsar Khamzatov était absolument nécessaire.
Par conséquent, la Cour conclut à la violation de l’article 2 dans les deux affaires.
Enquête
Dans les deux affaires, la Cour constate d’autres violations de l’article 2 en raison du manquement des autorités à mener des enquêtes pénales effectives sur la disparition et sur le meurtre, respectivement, des proches des requérants.
Le Gouvernement n’a pas fourni à la Cour de copies complètes des dossiers pertinents.
Aussi la Cour a-t-elle dû apprécier l’effectivité des investigations sur la base de documents limités.
Dans l’affaire Edilova, l’enquête sur la disparition d’Abdula Edilov a été ouverte plus de trois mois après les faits. De plus, d’importants témoins directs n’ont été interrogés que plus de deux ans après l’enlèvement, et certaines mesures d’investigation essentielles n’ont jamais été prises. Ainsi, les enquêteurs n’ont pas cherché à identifier et interroger les militaires présents au poste de contrôle que les ravisseurs avaient traversé avec Abdula Edilov, ni à vérifier les registres de ce poste de contrôle pour trouver des informations sur le véhicule utilisé par eux. Aucune explication n’a été fournie quant à ces retards et omissions, qui ont compromis l’effectivité de l’enquête. Enfin, l’enquête a été maintes fois suspendue et rouverte ; elle est pendante depuis de longues années, sans qu’il y ait eu de résultats tangibles.
Dans l’affaire Khamzatov et autres, l’enquête a été ouverte promptement, dès le lendemain du décès de Movsar Khamzatov. Cependant, les militaires impliqués dans la fusillade n’ont été interrogés que six jours après le début de l’enquête. D’autres membres du personnel militaire n’ont été interrogés que cinq ans après les faits, de sorte que certains témoins clés étaient incapables de se rappeler la plupart des circonstances ayant entouré les tirs mortels. De nombreux militaires qui avaient été présents sur place n’ont pas été interrogés du tout. En outre, un certain nombre de mesures d’investigation essentielles n’ont pas été prises. Ainsi, il n’y a pas eu d’expertise sur la voiture dans laquelle se trouvait Movsar Khamzatov, alors que cela aurait peutêtre permis d’établir la trajectoire des tirs ayant atteint le véhicule. Du fait de ces omissions et retards, il a été impossible d’établir les circonstances du décès de Movsar Khamzatov.
Article 3
La Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 3 du fait de la souffrance morale endurée par Mme Edilova. Bien que celle-ci ait tenté de découvrir ce qu’il était advenu de son fils à la suite de son arrestation, elle n’a jamais reçu d’explications ni d’informations plausibles de la part des autorités.
Article 5
La Cour considère par ailleurs qu’Abdula Edilov a fait l’objet d’une détention non reconnue, totalement dépourvue des garanties prévues par l’article 5, ce qui implique une violation particulièrement grave du droit à la liberté et à la sûreté.
Article 13
Les enquêtes pénales menées sur la disparition et le meurtre des proches des requérants ont été ineffectives, ce qui a nui à l’effectivité de tout autre recours ayant pu exister.
L’Etat défendeur a donc manqué à son obligation découlant de l’article 13. Dès lors, il y a eu violation de cette disposition, combinée avec l’article 2, dans les deux affaires.
Article 41
Au titre de la satisfaction équitable, la Cour dit, dans la première affaire, que la Russie doit verser à Mme Edilova 3 000 euros (EUR) pour dommage matériel, 60 000 EUR pour préjudice moral, et 4 500 EUR pour frais et dépens. Dans la deuxième affaire, elle dit que la Russie doit verser aux parents de Movsar Khamzatov 20 000 EUR conjointement, à son époux et à son fils 30 000 EUR conjointement, et 5 000 EUR à chacun de ses frères pour préjudice moral, ainsi que 6500 EUR aux requérants conjointement pour frais et dépens.
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