Kaplanova c. Russie
Le cas de la CEDH du Kaplanova c. Russie (requête no. 7653/02).
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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
307
29.4.2008
Communiqué du Greffier
ARRÊT DE CHAMBRE
KAPLANOVA c. RUSSIE
La Cour européenne des droits de l’homme a communiqué aujourd’hui par écrit son arrêt de chambre dans l’affaire Kaplanova c. Russie (requête no 7653/02).
La Cour conclut, à l’unanimité :
· à la violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme dans le chef d’Isa Kaplanov et de Rouslan Sadoulaïev, respectivement fils et gendre de la requérante ;
· à la violation de l’article 2 de la Convention à raison de l’absence d’enquête effective sur la disparition du fils et du gendre de la requérante ;
· à la violation de l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) dans le chef d’Isa Kaplanov et de Rouslan Sadoulaïev ;
· à la violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) ; et,
· au non-respect de l’article 38 § 1 a) (obligation de fournir toutes facilités nécessaires à l’examen de l’affaire).
En application de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue à la requérante 2 000 euros (EUR) pour préjudice matériel, 70 000 EUR pour préjudice moral ainsi que 8 600 EUR pour frais et dépens. (L’arrêt n’existe qu’en anglais.)
1. Principaux faits
La requérante, Khadijat Daoudovna Kaplanova, est une ressortissante russe née en 1930 et résidant à Grozny (Tchétchénie).
Elle allègue que son fils et son gendre, Isa Kaplanov et Rouslan Sadoulaïev, nés respectivement en 1965 et 1962, ont été enlevés à leur domicile par des militaires russes puis tués.
Selon des témoignages fournis par la requérante, un groupe de militaires russes armés de mitraillettes pénétra de force chez elle le 12 mai 2001 et emmena son fils, son gendre et un voisin en visite, Movsar Moussitov, dans des véhicules de transport de troupes blindés. Les militaires promirent que les trois hommes seraient libérés dès que leur identité aurait été contrôlée. M. Moussitov, libéré le lendemain, déclara que le fils et le gendre de la requérante et lui-même avaient passé la nuit au poste de police temporaire du district Staropromislovski de Grozny (« le poste de police Staropromislovski »). Ils avaient tous trois été interrogés au sujet d’un incident au cours duquel ils auraient insulté des militaires à un poste de contrôle. Juste avant la libération de M. Moussitov le 13 mai, le fils et le gendre de la requérante avaient été emmenés à bord d’un véhicule tout-terrain UAZ.
La requérante est depuis lors sans nouvelles de son fils et de son gendre.
Au cours des années qui suivirent, la requérante et d’autres membres de sa famille sollicitèrent à maintes reprises l’aide des autorités, tant en se déplaçant que par écrit. La requérante se rendit aussi au poste de police Staropromislovski et à la base militaire de Khankala. Toutefois, elle allègue que, soit elle n’a pas eu de réponse, soit elle a obtenu des réponses convenues. Elle soutient aussi que, bien qu’elle se soit vu reconnaître la qualité de victime le 30 octobre 2002, on lui a refusé l’accès au dossier. En mai 2004, elle soumit une plainte contre les autorités de poursuite en faisant valoir que celles-ci n’avaient mené aucune enquête effective sur la disparition de son fils et de son gendre. Sa plainte fut par la suite rejetée.
Le Gouvernement soutient que les autorités de poursuite ont interrogé un certain nombre de témoins en juillet 2001. Il confirme que le fils et le gendre de la requérante, ainsi que l’un de ses voisins ont été arrêtés le 12 mai 2001 et conduits au poste de police Staropromislovski, mais il déclare que ces arrestations ont été effectuées par des « individus armés non identifiés » et que, le lendemain, des « individus non identifiés » ont emmené le fils et le gendre de la requérante « dans une direction inconnue ». Deux militaires du département tchétchène du service fédéral de sécurité, également interrogés, ont reconnu avoir arrêté le fils et le gendre de la requérante et les avoir conduits au poste de police Staropromislovski, mais ont nié les avoir emmenés le lendemain. Or cette dénégation est en contradiction avec les propos du chef du poste de police Staropromislovski, selon lequel ces militaires avaient emmené les deux hommes en question le 13 mai 2001.
Bien que la Cour ait spécifiquement demandé à disposer du dossier complet de l’enquête, le gouvernement russe ne lui a fourni que des documents relatifs aux suspensions et réouvertures de la procédure ainsi que la décision de reconnaître au mari de la requérante la qualité de victime. Le Gouvernement explique que la divulgation d’autres documents serait contraire à l’article 161 du code russe de procédure pénale puisque le dossier de la requérante contient des données personnelles sur des parties à la procédure pénale ainsi que des informations sur des opérations militaires.
Entre le 15 juillet 2004 et le 22 décembre 2006, l’enquête a été suspendue et rouverte huit fois mais n’a pas permis à ce jour d’identifier les personnes responsables de la disparition du fils et du gendre de la requérante.
2. Procédure et composition de la Cour
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 22 janvier 2002 et déclarée recevable le 24 octobre 2006.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Christos Rozakis (Grec), président,
Nina Vajić (Croate),
Anatoly Kovler (Russe),
Elisabeth Steiner (Autrichienne),
Khanlar Hajiyev (Azerbaïdjanais),
Giorgio Malinverni (Suisse),
George Nicolaou (Cypriote), juges,
ainsi que de André Wampach, greffier adjoint de section.
Griefs
La requérante alléguait notamment que son fils et son gendre avaient été enlevés et tués par des militaires russes. Elle invoquait les articles 2 (droit à la vie), 5 (droit à la liberté et à la sûreté), 13 (droit à un recours effectif) et 38 § 1 a) (obligation de fournir toutes facilités nécessaires à l’examen de l’affaire).
Décision de la Cour
Article 38 § 1 a)
La Cour constate que, en dépit de demandes répétées, le gouvernement russe n’a pas présenté de copie du dossier de l’enquête ouverte sur la disparition du fils et du gendre de la requérante. Elle constate que, comme dans des affaires antérieures soulevant des questions similaires dont elle a eu à connaître, les motifs invoqués par le Gouvernement pour justifier la non-divulgation d’informations capitales sont inadaptés. La rétention de ces informations a gêné la Cour dans son examen des griefs de la requérante.
Rappelant l’importance que revêt la coopération du Gouvernement dans le cadre d’une procédure conduite au titre de la Convention et consciente des difficultés inhérentes à l’établissement des faits dans des affaires de cette nature, la Cour considère que le gouvernement russe a failli aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 38 en refusant de soumettre les documents demandés.
Eu égard à ce constat, la Cour estime qu’il ne se pose aucune question distincte sous l’angle de l’article 34.
Article 2
Disparition d’Isa Kaplanov et de Rouslan Sadoulaïev
La Cour constate que les observations des parties contiennent des informations contradictoires quant au point de savoir qui a conduit Isa Kaplanov et Rouslan Sadoulaïev au poste de police Staropromislovski puis les a emmenés ailleurs. Il n’est toutefois pas contesté que les deux hommes ont été conduits le 12 mai 2001 à ce poste de police, où ils ont passé la nuit, et qu’il s’agit là du dernier endroit où on les ait vus.
La Cour réaffirme qu’elle peut tirer des conclusions du fait que le gouvernement russe n’a pas soumis des documents auxquels il était seul à avoir accès. Elle répète aussi que, lorsqu’il est établi qu’une personne a été détenue par les autorités et n’a pas été revue depuis, il est de la responsabilité du Gouvernement de montrer ce qu’il est advenu de cette personne en détention et si elle a été effectivement libérée.
Toutefois, aucun registre n’a été produit pour prouver que le fils et le gendre de la requérante avaient été détenus dans un quelconque centre. Le Gouvernement n’a pas non plus fourni d’explication plausible quant au sort que les deux hommes ont connu après leur détention. Dans le contexte du conflit tchétchène, lorsqu’une personne est arrêtée par des militaires non identifiés sans que sa détention soit par la suite reconnue, on peut considérer que la vie de cette personne est en danger. L’absence des deux hommes et de toute nouvelle fiable quant à leur sort pendant plus de six ans corrobore cette hypothèse. De plus, l’enquête officielle, qui dure depuis plus de six ans, n’a produit aucun résultat tangible.
Partant, la Cour considère qu’il y a lieu de présumer que les deux hommes en question sont morts à la suite d’une détention non reconnue et estime que le gouvernement russe est responsable de cet état de choses. Notant que les autorités n’ont pas justifié le recours à la force meurtrière par leurs agents, la responsabilité des décès présumés doit être attribuée au gouvernement russe. Il y a donc eu violation de l’article 2.
Insuffisance alléguée de l’enquête sur les disparitions
La Cour note que l’enquête sur les disparitions a été lancée avec un retard d’un mois, ce qui est considérable dans une situation où la rapidité d’action était vitale. De plus, alors que l’enquête avait permis d’établir où le fils et le gendre de la requérante avaient été conduits après leur arrestation et d’obtenir des informations sur les personnes qui les avaient conduits au poste de police Staropromislovski puis emmenés ailleurs, aucune mesure d’enquête véritable n’a été prise pendant les trois années qui ont suivi. De surcroît, l’enquête a été suspendue et reprise au moins huit fois entre juillet 2004 et décembre 2006. Dès lors, même si des informations pertinentes ont été recueillies au début de l’enquête, les autorités n’ont fait aucun réel effort pour identifier les personnes qui ont participé à l’arrestation des deux hommes ou pour déterminer où ils se trouvaient et ce qu’il était advenu d’eux. Enfin, la requérante ne s’est vu reconnaître la qualité de victime que plus d’un an après l’ouverture de l’enquête et n’a pas été tenue informée des progrès de celle-ci.
En conséquence, la Cour juge que les autorités ont failli à leur obligation de mener une enquête pénale effective sur les circonstances entourant la disparition et le décès présumé du fils et du gendre de la requérante. Il y a là un deuxième chef de violation de l’article 2.
Article 5
La Cour rappelle que le fils et le gendre de la requérante ont été détenus du 12 au 13 mai 2001 au poste de police Staropromislovski et n’ont pas été revus depuis lors. Leur détention n’a été inscrite dans aucun registre et il n’existe aucune trace officielle de leur sort ultérieur. Ce fait même doit être tenu pour une défaillance des plus graves car il permet aux responsables d’une privation de liberté de dissimuler leur participation à un crime, de brouiller leur piste et d’éviter de rendre des comptes en ce qui concerne le sort d’un détenu.
La Cour considère de plus que les autorités auraient dû être plus conscientes de la nécessité de mener une enquête approfondie et rapide sur le grief de la requérante selon lequel son fils et son gendre avaient été détenus et emmenés dans des circonstances où leur vie était en danger. Or il ne fait aucun doute que les autorités n’ont pas pris de mesures rapides et effectives pour protéger le fils et le gendre de la requérante contre tout risque de disparition.
La Cour en conclut que les deux hommes en question ont fait l’objet d’une détention non reconnue sans bénéficier d’aucune des garanties prévues à l’article 5. Il y a donc eu violation de cette disposition.
Article 13
La requérante aurait dû disposer de recours effectifs et concrets pour lui permettre d’identifier les personnes responsables de la disparition de son fils et de son gendre et pour demander une réparation.
Dans une situation, telle que celle de la requérante, où l’enquête pénale sur la disparition et le décès d’une personne a été ineffective, ce qui a sapé l’effectivité de tout autre recours susceptible d’exister, il y a lieu de conclure que l’Etat a failli aux obligations qui lui incombent au titre de l’article 13 combiné avec l’article 2.
Aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 13 combiné avec l’article 5.
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