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Suleymanov c. Russie

Ajouté par on Tuesday, 22 January 2013.    834 views Aucun commentaire
Suleymanov c. Russie

Le cas de la CEDH dans l’affaire Suleymanov c. Russie (requête no. 32501/11).

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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME

CEDH 023 (2013)
22.01.2013

Enquête insuffisante sur des allégations selon lesquelles un jeune homme aurait été maltraité puis enlevé par des agents de l’Etat en Tchétchénie

Dans son arrêt de chambre, non définitif1, rendu ce jour dans l’affaire Suleymanov c. Russie (requête no. 32501/11), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :

Violation de l’article 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme en raison du manquement des autorités à mener une enquête effective sur les mauvais traitements infligés à Tamerlan Suleymanov et non-violation of l’article 3 en ce qui concerne les traitements en eux-mêmes,

et

Non-violation de l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté).

L’affaire concerne des allégations selon lesquelles un jeune homme aurait été maltraité puis enlevé par des agents de l’Etat en Tchétchénie.

Principaux faits

Le requérant, Doka Suleymanov, est un ressortissant russe né en 1940 et résidant à Grozny. Il alléguait que, le 9 mai 2011, des agents de l’Etat avaient maltraité puis enlevé son fils, Tamerlan Suleymanov, né en 1982, deux jours après l’avoir détenu pendant quelques heures à la direction de l’Intérieur et avoir fait pression sur lui pour qu’il avoue avoir préparé la préparation d’un attentat terroriste.

Selon ses déclarations, le 9 mai 2011, un groupe d’hommes armés en uniforme serait arrivé dans deux véhicules civils au garage où Tamerlan Suleymanov travaillait. Après l’avoir identifié, ils l’auraient battu à coups de crosses de fusil jusqu’à ce qu’il perde connaissance puis ils l’auraient emmené dans un des véhicules. Cette scène se serait déroulée devant témoins, à quelques mètres d’un poste de police. Plusieurs policiers y auraient assisté sans intervenir.

Immédiatement informé de ce qui s’était passé, Doka Suleymanov se serait plaint le jour même à la direction du district de Grozny. Les jours suivants, il se serait adressé à plusieurs autorités, dont la direction de l’Intérieur du district et le Service fédéral de sécurité (FSB) de Tchétchénie, pour dénoncer l’arrestation et la détention selon lui irrégulières de son fils. Selon ses allégations, les auteurs du passage à tabac étaient les agents qui avaient maltraité le jeune homme deux jours plus tôt, et une source sûre lui avait indiqué que celui-ci était détenu au village de Yalkhoy-Mokhk dans les locaux de la direction de l’Intérieur du district de Kurchaloy.

Entre le 10 mai et la mi-octobre 2011, les enquêteurs prirent un certain nombre de mesures, dont un examen du lieu des faits allégués et l’interrogation des témoins-clef, en particulier des collègues de Tamerlan Suleymanov, lesquels confirmèrent qu’il avait été passé à tabac par des hommes armés en uniforme puis emmené. A la fin du mois de juillet et au début du mois d’août 2011, la Cour européenne des droits de l’homme ayant demandé au gouvernement russe de laisser les enquêteurs accéder aux locaux de la direction de l’Intérieur où Tamerlan Suleymanov était censément détenu, les enquêteurs interrogèrent cinq agents de la direction de l’Intérieur du district de Kurchaloy, qui déclarèrent que l’intéressé n’avait pas été détenu dans leurs locaux. Doka Suleymanov n’a pas eu de nouvelles fiables de son fils depuis le 9 mai 2011.

Devant la Cour, le gouvernement russe ne contestait pas la version des faits présentée par Doka Suleymanov. Il déclarait que les autorités avaient obtenu des informations selon lesquelles Tamerlan Suleymanov était membre d’un groupe illégal armé, il soutenait que rien n’indiquait qu’il ait été irrégulièrement détenu ou maltraité par des agents de l’Etat, et il précisait que l’enquête sur l’enlèvement allégué était encore en cours.

Griefs, procédure et composition de la Cour

Invoquant en particulier les articles 3, 5 et 13 (droit à un recours effectif), Doka Suleymanov se plaignait que son fils ait été maltraité par des agents de l’Etat, que les autorités n’aient pas dûment enquêté sur ses allégations à cet égard, et que le jeune homme ait été irrégulièrement détenu après avoir été enlevé.

La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 25 mai 2011. Le 29 juillet 2011, le président de la chambre à laquelle l’affaire avait été attribuée a indiqué au gouvernement russe, en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour (mesures provisoires), qu’il devait laisser les enquêteurs examinant les allégations de détention irrégulière et de mauvais traitements accéder aux locaux de la direction de l’Intérieur du district de Kurchaloy (voir ci-dessus).

L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :

Nina Vajić (Croatie), présidente,
Anatoly Kovler (Russie),
Peer Lorenzen (Danemark),
Elisabeth Steiner (Autriche),
Khanlar Hajiyev (Azerbaïdjan),
Mirjana Lazarova Trajkovska (L’Ex-République Yougoslave de Macédoine),
Julia Laffranque (Estonie),
ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section.

Décision de la Cour

Article 3 (mauvais traitements)

Les tribunaux russes n’ayant procédé à aucune appréciation des éléments de preuve, la Cour doit apprécier les faits tels qu’ils lui ont été présentés par les parties. Notant que les témoignages des collègues de Tamerlan Suleymanov et de ses proches confirment l’allégation selon laquelle il a été passé à tabac, elle considère qu’il a été prouvé au-delà de tout doute raisonnable qu’il a fait l’objet de mauvais traitements.

Cependant, les éléments dont elle dispose ne constituent pas une preuve suffisante pour établir au-delà de tout doute raisonnable que les auteurs du passage à tabac étaient des agents de l’Etat. Les descriptions qui ont été faites de ces hommes étaient générales.

Les témoins ont certes indiqué qu’ils portaient des uniformes et des cagoules, mais ils n’ont remarqué aucun insigne ni aucun véhicule spécial. De plus, il n’y avait pas de couvre-feu au moment des faits et la circulation en véhicule civil ne faisait l’objet d’aucune restriction. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 du fait des mauvais traitements infligés à Tamerlan Suleymanov.

Article 3 (enquête)

La Cour observe que, pendant environ un an, les autorités ont pris bon nombre de mesures d’enquête relativement aux allégations de mauvais traitements sur la personne de Tamerlan Suleymanov, à la différence de ce qui s’était produit dans bien d’autres affaires portant sur des allégations de mauvais traitements perpétrés par des agents de l’Etat en Tchétchénie.

Cela étant, dans l’affaire de Tamerlan Suleymanov, il y a eu des retards inexplicables dans la prise de mesures d’enquête capitales. En particulier, malgré l’allégation expresse de Doka Suleymanov selon laquelle les agents de l’Etat qui avaient passé son fils à tabac le 9 mai 2011 étaient ceux-là même qui l’avaient détenu et avaient fait pression sur lui deux jours plus tôt, ces agents n’ont été interrogés que plus d’un mois après les faits.

Les agents du poste de police proche des lieux qui auraient assisté à la scène n’ont pas été interrogés du tout. Les enregistrements vidéo d’un magasin avoisinant n’ont été demandés que trois mois après l’ouverture de l’enquête, date à laquelle ils avaient déjà été détruits. Le lieu de détention allégué de Tamerlan Suleymanov n’a été examiné qu’après que la Cour eut indiqué en vertu de l’article 39 de son règlement qu’il fallait laisser les enquêteurs y accéder. De plus, les agents qui ont été interrogés sur les allégations de détention dans ces locaux étaient les individus même qui étaient soupçonnés de détenir irrégulièrement le jeune homme. La Cour conclut donc que l’on ne peut considérer que l’enquête a été menée avec diligence, qu’elle a été approfondie et qu’elle a été effective.

La Cour rejette également une exception soulevée par le gouvernement russe pour nonépuisement des voies de recours internes au motif que Doka Suleymanov aurait pu demander un contrôle juridictionnel des décisions des enquêteurs. Elle juge en effet que, compte tenu des retards importants dans la prise de mesures d’enquête capitales, il est peu probable qu’un tel recours ait été apte à remédier aux défauts de l’enquête.

Elle conclut donc que le manquement des autorités à mener une enquête effective sur les mauvais traitements infligés à Tamerlan Suleymanov a emporté violation de l’article 3.

Article 5

Le grief tiré de l’article 5 portait sur les mêmes questions que celles examinées sous l’angle de l’article 3. Eu égard à sa conclusion selon laquelle il n’a pas pu être établi au-delà de tout doute raisonnable que Tamerlan Suleymanov avait été maltraité par des agents de l’Etat et qu’il avait ensuite fait l’objet d’une détention non reconnue sous leur contrôle, la Cour conclut à la non-violation de l’article 5.

Article 13

La Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 13, étant donné qu’il porte sur les mêmes questions que celles examinées sous l’angle de l’article 3 (enquête).

Satisfaction équitable (Article 41)

La Cour dit que la Russie doit verser à Doka Suleymanov 12 500 euros (EUR) pour dommage moral et 6 000 EUR pour frais et dépens.

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