Aslakhanova et autres c. Russie
Le cas de la CEDH d’Aslakhanova et autres c. Russie (requête nos 2944/06, 8300/07, 50184/07, 332/08 et 42509/10).
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COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
CEDH 457 (2012)
18.12.2012
Communiqué du presse du Greffier de la Cour
La Cour estime que l’absence d’enquête sur des disparitions survenues dans la Caucase du Nord constitue un problème systémique et recommande à la Russie les mesures à prendre en réponse aux violations continues des droits de l’homme
Dans son arrêt de chambre, non définitif1, rendu ce jour dans l’affaire Aslakhanova et autres c. Russie (requête nos 2944/06, 8300/07, 50184/07, 332/08 et 42509/10), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :
Violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme à raison de la disparition de huit des proches des requérants, et violation de l’article 2, faute pour les autorités d’avoir mené une enquête effective sur ces disparitions ;
Violation de l’article 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants) dans le chef de tous les requérants, à raison de la disparition de leurs proches et de la réponse donnée par les autorités à leur souffrance, et violation de l’article 3 dans le chef de l’un des requérants, Akhmed Shidayev, à raison du traitement inhumain et dégradant subi par lui en octobre 2002 et de l’absence d’enquête effective sur ses allégations ;
Violation de l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) dans le chef des proches des requérants qui ont disparu, et à la violation de l’article 5 à raison de la détention illégale d’Akhmed Shidayev en octobre 2002 ; et,
Violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) combiné avec les articles 2 et 3.
L’affaire concernait la disparition de huit hommes en Tchétchénie entre mars 2002 et juillet 2004 après qu’ils eurent été arrêtés dans des conditions similaires à celles d’une opération de sécurité.
La Cour a régulièrement conclu à la violation des mêmes droits à raison de disparitions survenues dans le Caucase du Nord depuis 1999 dans plus de 120 arrêts concernant des affaires similaires. Elle conclut que la situation dans l’affaire Aslakhanova et autres résulte d’un problème systémique tenant à l’absence d’enquête sur pareils crimes, pour lesquels il n’existe aucun recours effectif au niveau national.
La Cour indique, en vertu de l’article 46 (force obligatoire et exécution des arrêts), deux types de mesures générales à prendre par la Russie pour résoudre ces problèmes, à savoir, d’une part, soulager la souffrance continue des familles des victimes et, d’autre part, remédier aux défauts structurels de la procédure pénale. La Russie doit établir sans délai une stratégie correspondante et la soumettre au Comité des Ministres aux fins de la surveillance de son exécution. En même temps, la Cour a décidé de ne pas ajourner l’examen des affaires similaires pendantes devant elle.
Principaux faits
Les requérants sont seize ressortissants russes appartenant à cinq familles. Ils vivent tous en Tchétchénie. Huit de leurs proches parents furent portés disparus après avoir été arrêtés entre mars 2002 et juillet 2004 à Grozny ou dans le district de Grozny par des groupes d’hommes armés et masqués dans des conditions similaires à celles d’une opération de sécurité.
Ainsi que le confirment plusieurs dépositions de témoins et d’autres documents réunis par la requérante dans la première affaire, Satsita Aslakhanova, le mari de celle-ci fut enlevé à Grozny le 10 mars 2002 par un groupe d’hommes armés conduisant des véhicules militaires. L’intéressé fut porté disparu à partir de cette date par une décision du tribunal de district.
D’après les éléments de preuve soumis par les requérants dans les deuxième et troisième affaires, dans la matinée des 23 et 25 octobre 2002 respectivement, un groupe d’hommes armés passa dans un véhicule à un poste de contrôle militaire à Grozny. Le groupe fouilla plusieurs maisons et arrêta quatre hommes dont trois – les deux fils de Larisa Barsova, et le père et mari d’Akhmed Shidayev et Belkis Shidayeva respectivement – disparurent par la suite. Le quatrième homme, Akhmed Shidayev, âgé de 18 ans à l’époque, fut libéré quelques jours plus tard. Il fit une déposition détaillée sur son enlèvement, les mauvais traitements qu’il avait subis et sa détention avec les trois hommes portés disparus.
Dans la quatrième affaire, les requérants allèguent que leur fils, mari et père fut arrêté à son domicile à Grozny le 1er juillet 2004 par un groupe d’une vingtaine de personnes puissamment armées et en tenue de camouflage qui communiquaient par radio. Le groupe fouilla leur appartement et les appartements voisins et vérifia les papiers des résidents. D’après les requérants, les véhicules, dont certains étaient blindés, étaient dépourvus de plaque d’immatriculation et étaient passés par des barrages de police.
Deux autres personnes détenues avec le proche des requérants furent libérées le même jour et firent des dépositions sur leur détention et leur interrogatoire.
D’après les requérants dans la cinquième affaire, dans la matinée du 22 février 2003, un groupe d’une dizaine d’hommes masqués portant des tenues de camouflage et munis d’armes automatiques firent irruption dans plusieurs maisons à Dachu-Borzoy, dans le district de Grozny. Les hommes, qui parlaient russe et communiquaient avec leurs supérieurs par radio, arrêtèrent trois des proches des requérants et les emmenèrent pieds nus et en sous-vêtements dans des véhicules militaires. Le convoi passa ensuite près d’un barrage routier et d’une base militaire.
Le parquet local ouvrit finalement une enquête dans chaque affaire. Ces enquêtes n’aboutirent à aucun résultat concernant le lieu où se trouvaient les proches des requérants ou l’identité des auteurs des enlèvements.
Le gouvernement russe ne conteste pas les principaux faits des affaires, tels que présentés par les requérants, mais note que toute conclusion sur les circonstances exactes des crimes serait prématurée, étant donné que les enquêtes sont pendantes. D’après lui, il n’est pas établi avec une certitude suffisante que les proches des requérants ont été placés en détention par des agents de l’Etat ou qu’ils sont décédés.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Les requérants alléguaient la violation de l’article 2 (droit à la vie) à raison de la disparition de leurs proches et du fait que les autorités n’avaient pas mené une enquête effective. Ils dénonçaient en outre une violation des articles 3 et 5, à raison notamment des souffrances psychologiques que leur avaient causées la disparition de leurs proches et l’illégalité de la détention de ceux-ci. Ils soutenaient qu’ils ne disposaient en Russie d’aucun recours effectif qui leur eût permis de faire valoir leurs griefs. Enfin, ils soulignaient le caractère systématique de l’absence d’enquête sur ces crimes et invoquaient l’article 46 (force obligatoire des arrêts de la Cour).
Dans l’affaire Satsita Aslakhanova et autres c. Russie, la requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 13 janvier 2006 ; dans les affaires Larisa Barshova c. Russie, Akhmed Shidayev et Belkis Shidayeva c. Russie, Malika Amkhadova et autres c. Russie, et Satsita Sagaipova et autres c. Russie, les requêtes ont été introduites respectivement le 9 janvier 2007, le 28 juillet 2010, le 23 octobre 2007 et le 16 novembre 2007.
L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges composée de :
Isabelle Berro-Lefèvre (Monaco), présidente,
Anatoly Kovler (Russie),
Khanlar Hajiyev (Azerbaïdjan),
Mirjana Lazarova Trajkovska (« L’Ex-République Yougoslave de Macédoine »),
Julia Laffranque (Estonie),
Linos-Alexandre Sicilianos (Grèce),
Erik Møse (Norvège),
ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section.
Décision de la Cour
Quand aux faits, la Cour est convaincue que les requérants dans les cinq affaires ont établi un commencement de preuve que leurs proches respectifs ont été enlevés par des agents de l’Etat. La charge de la preuve incombe donc au gouvernement russe. Celui-ci, bien que mettant en doute la validité de certaines preuves et soulignant que les enquêtes pénales ne sont pas terminées, n’a fourni à la Cour aucune autre explication satisfaisante et convaincante concernant les événements. Etant donné que l’on est sans nouvelles des intéressés depuis de nombreuses années et que ceux-ci font l’objet d’une détention non reconnue qui permet de considérer que leur vie est en danger, la Cour conclut qu’il y a lieu de présumer que les proches des requérants sont décédés.
Article 2
Eu égard à ce constat, la responsabilité des décès présumés des proches des requérants est imputable à l’Etat. Relevant que le gouvernement russe n’a fourni aucune explication quant aux décès, la Cour conclut à la violation de l’article 2 dans le chef de Apti Avtayev, Sulumbek Barshov, Anzor Barshov, Abuyazid Shidayev, Ayub Temersultanov, Ayub Nalbiyev, Badrudin Abazov et Ramzan Tepsayev.
Les enquêtes sur les enlèvements sont pendantes depuis plusieurs années, mais n’ont produit aucun résultat tangible concernant l’identité des auteurs ou le sort des hommes portés disparus. De plus, en l’espèce, la procédure pénale a pâti des mêmes défauts que ceux que la Cour a précédemment relevés dans de nombreuses autres affaires concernant des disparitions en Tchétchénie et en Ingouchie entre 1999 et 2006, à savoir des retards dans l’ouverture de la procédure et la prise de mesures essentielles ; de longues périodes d’inactivité ; des mesures d’enquête indispensables non prises, notamment celles visant à l’identification et à l’interrogatoire des militaires et des agents des forces de sécurité qui auraient pu être témoins de l’enlèvement ou y avoir participé ; les procureurs militaires non impliqués dans la procédure, même en présence de preuves suffisantes de la participation de militaires aux crimes ; l’incapacité à retrouver les véhicules et à établir leur provenance et leur passage à des barrages militaires ; l’octroi tardif de la qualité de victime aux proches ; le manquement à assurer le niveau de contrôle public requis en informant les proches des mesures d’enquêtes essentielles et en leur donnant accès aux résultats de l’enquête.
Eu égard à ces défauts, la Cour rejette l’exception préliminaire de non-épuisement des recours internes soulevée par le gouvernement russe. Par conséquent, elle conclut qu’il y a eu une autre violation de l’article 2 en ce que les autorités n’ont pas mené une enquête effective sur les circonstances de la disparition des proches des requérants.
Articles 3 et 5
Compte tenu de la responsabilité de l’Etat quant aux enlèvements et au fait que les autorités n’ont pas mené d’enquête sérieuse sur le sort des disparus, la Cour estime qu’il y a lieu de considérer que les requérants sont en outre victimes d’une violation de l’article 3. En tant que parents proches des hommes portés disparus, les requérants sont et continuent d’être en proie à la détresse et l’angoisse en raison de l’impossibilité dans laquelle ils se trouvent d’établir ce qu’il est advenu aux membres de leur famille et de la façon dont leurs plaintes ont été traitées.
Etant donné qu’il est établi que les proches des requérants ont été placés en détention par des agents de l’Etat, sans aucun motif légal, et que cette détention n’est pas reconnue, la Cour conclut à une violation particulièrement grave de l’article 5.
Elle conclut à une violation séparée de l’article 5 dans le chef d’Akhmed Shidayev en raison de sa détention non reconnue et à la violation de l’article 3 pour ce qui concerne l’interdiction des traitements inhumains et dégradants. La seule circonstance que l’intéressé ait fait l’objet d’une détention secrète non reconnue et qu’il ait été témoin des mauvais traitements infligés à son père et à ses voisins doit lui avoir causé une angoisse et une détresse profondes, et être pour lui source d’une crainte sévère et constante d’être soumis à des mauvais traitements, voire tué. La Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres allégations de mauvais traitements formulées par l’intéressé. Elle conclut également à la violation de l’article 3 en raison de l’absence d’enquête sur les allégations de mauvais traitements soulevées par l’intéressé.
Article 13
Enfin, l’enquête pénale n’ayant produit aucun résultat, tout autre recours possible dans le cadre de la procédure civile est devenu inaccessible dans la pratique. Par conséquent, la Cour conclut que les requérants n’ont disposé d’aucun recours effectif au niveau national pour faire valoir leurs griefs au regard des articles 2 et 3, en violation de l’article 13 de la Convention.
Article 46
La Cour relève qu’elle a régulièrement conclu à la violation des mêmes droits à raison de disparitions survenues dans le Caucase du Nord depuis 1999 dans plus de 120 arrêts concernant des affaires similaires. Par conséquent, elle estime que la situation des requérants en l’espèce résulte d’un problème systémique tenant à l’absence d’enquête sur de tels crimes, pour lesquels il n’existe aucun recours effectif au niveau national.
Compte tenu de l’ampleur et de la nature de ces problèmes, la Cour ne peut pas ordonner les mesures exactes que la Russie doit mettre en oeuvre ou fixer le délai dans lequel la Russie doit se conformer à l’arrêt. Toutefois, un certain nombre de mesures urgentes apparaissent inévitables pour mettre fin aux violations continues de la Convention ou les alléger. Un certain nombre de recommandations ont été formulées à cet égard par les autorités russes et internationales et des organes spécialisés.
Se référant à ces recommandations, la Cour estime que les mesures relèvent de deux principaux groupes. Les plus pressantes concernent la souffrance continue des proches des victimes de disparitions. La Cour est favorable à l’idée de la création d’un organe unique qui serait chargé de résoudre les cas de disparitions dans la région et qui aurait accès sans restrictions à l’ensemble des informations pertinentes ; elle propose d’allouer des fonds destinés à un travail d’expertise de grande ampleur et à la localisation et l’exhumation de sites d’inhumation présumés ; elle est aussi favorable au versement d’une réparation financière aux familles des victimes. La Cour se félicite des mesures déjà prises en ce sens et d’une initiative en vue du versement d’indemnités aux proches des victimes.
La seconde série de mesures concernerait le caractère effectif des enquêtes. En particulier, il est recommandé d’adopter un plan d’action général destiné à mettre en lumière les questions communes à l’ensemble des affaires dans lesquelles des agents de l’Etat sont soupçonnés d’être les auteurs des enlèvements, d’octroyer aux enquêteurs un accès sans restrictions aux informations pertinentes des organes militaires et de sécurité, de veiller à ce que l’enquête ne soit pas confiée à des personnes pouvant être impliquées dans les enlèvements ou supervisée par de telles personnes, de permettre aux proches des victimes d’accéder au dossier et d’éviter de mettre fin à la procédure uniquement pour des motifs d’expiration du délai.
La Russie doit concevoir une stratégie exhaustive et assortie de délais et la soumettre au Comité des Ministres sans tarder aux fins de la supervision de sa mise en oeuvre. La Cour décide de ne pas ajourner l’examen des affaires similaires pendantes devant elle, compte tenu du caractère grave et continu des violations alléguées de la Convention.
Satisfaction équitable (Article 41)
La Cour dit que la Russie doit verser :
– à Satsita Aslakhanova 14 000 euros (EUR) pour dommage matériel, 60 000 EUR pour préjudice moral et 3 000 EUR pour frais et dépens ;
– à Larisa Barshova 120 000 EUR pour préjudice moral et 3 000 EUR pour frais et dépens ;
– à Akhmed Shidayev et Belkis Shidayeva conjointement 60 000 EUR, et à Akhmed Shidayev, en raison du traitement inhumain subi par lui durant sa détention illégale, 7 500 EUR pour préjudice moral, et 3 000 EUR aux deux requérants pour frais et dépens ;
– aux cinq requérants conjointement dans l’affaire Malika Amkhadova et autres c. Russie 16 000 EUR pour dommage matériel, 60 000 EUR pour préjudice moral et 1 182 EUR pour frais et dépens ; et,
– dans l’affaire Satsita Sagaipova et autres c. Russie, à Satsita Sagaipova, Aminat Nalbiyeva et Abu Nalbiyev conjointement 14 000 EUR pour dommage matériel ; à Satsita Sagaipova, Khadizhat et Aminat Nalbiyeva et Abu Nalbiyev conjointement 60 000 EUR, à Seda Abazova 60 000 EUR, à Tatyana et Aminat Magormerzayeva conjointement 60 000 EUR pour préjudice moral, et 9 000 EUR conjointement pour frais et dépens.
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